Le Maroc est essentiellement un pays aride à semi-aride, puisque près de 90 % de sa superficie reçoivent des niveaux moyens de pluie inférieurs à 400 mm par an. En outre, le changement climatique prédit le risque d’y induire une chute de près de 15 % des précipitations et une hausse de l’ordre de 2°C des températures moyennes au cours des décennies à venir, ce qui va exacerber les effets du stress hydrique.
Dans ces conditions, il est légitime de se demander si les options qui ont été adoptées pour en atténuer les impacts, notamment la conversion des systèmes d’irrigation au goutte-à-goutte et, plus récemment, le dessalement de l’eau de mer, sont porteuses de solution. C’est pour contribuer à ce débat crucial pour l’avenir du pays que cet écrit se propose de rappeler la réalité du stress hydrique dans l’agriculture marocaine et d’évaluer les alternatives pour y faire face.
L’agriculture marocaine face à un stress hydrique permanent
Les consommations d’eau au Maroc demeurent très largement déterminées par celles du secteur agricole qui représente plus de 85 % des volumes annuels utilisés.
Autant dire que ce dernier mérite un maximum d’attention dans toute discussion ultérieure sur les ressources hydriques du pays et leur durabilité.
Or, les choix d’intensification agricole ont plus porté d’attention à l’augmentation des usages d’eau, avec peu de considération pour leurs effets.
A l’image du mythe californien de transformation de paysages quasi désertiques en contrées verdoyantes, une course effrénée vers l’accroissement des surfaces irriguées a été engagée dans tout le pays, et ce, depuis la période du Protectorat.
Ces logiques ont atteint leur limite et menacent la continuité des activités anthropiques, en raison de perturbations dans l’approvisionnement en eau domestique dans plusieurs centres urbains.
En effet, dans les régions les moins arrosées du pays, au Sud et à l’Est, l’absence de régulation des pompages a généré des baisses marquées des niveaux des nappes.
Comme palliatif, des solutions supposées économes en eau, comme l’irrigation au goutte-à-goutte, ont été promues.
Le goutte-à-goutte ou l’illusion d’hypothétiques économies d’eau
Les coûteuses subventions pour la conversion de systèmes traditionnels d’irrigation vers le goutte-à-goutte ont accentué l’illusion d’économies d’eau à la parcelle, mais sans évaluer précisément les volumes réels utilisés.
Or, en réalité, le goutte-à-goutte a plus induit une extension des surfaces irriguées par pompages privés, renforçant l’augmentation des volumes d’eau prélevés dans plusieurs bassins hydrauliques. Certes, il octroie une relative aisance dans la conduite de l’irrigation et permet aux exploitations l’indépendance dans le choix des cultures.
Mais, le plus souvent, ceux-ci se portent sur des cultures estivales (agrumes, oliviers, maraîchage, luzerne, maïs, etc.), très exigeantes en eau.
De ce fait, elles ne valorisent que très peu l’eau pluviale. En outre, leurs produits ne bénéficient pas toujours de conditions de marché idéales, comme le montrent les évolutions récentes des prix.
En effet, des surproductions de fruits tels que les agrumes ou les pommes, et de légumes tels que l’oignon et la pomme de terre ont parfois fait diminuer les prix de vente, générant des déficits dans les exploitations agricoles tout en amplifiant les baisses de niveau des nappes.
Dans certains contextes, notamment dans le bassin du Souss-Massa, celles-ci ont atteint une ampleur telle que le dessalement de l’eau de mer a commencé à être présenté comme une solution au stress hydrique.
Le dessalement de l’eau de mer, ou le trompe-l’œil d’une eau inépuisable à coût abordable
A cause de la baisse inquiétante du niveau des nappes, accélérée par l’extension des surfaces équipées en goutte-à-goutte (483 000 ha en 2016), l’acharnement à maintenir une agriculture intensifiée en zones arides a mené à la promotion du dessalement de l’eau de mer.
Dans ces logiques d’emprise infaillible de l’ingénierie hydraulique sur la nature, il demeure deux points fondamentaux qui ne semblent pas intégrés dans la réflexion : le prix de cette eau et les coûts environnementaux afférents à la gestion de la saumure (les solutions contenant les sels à éliminer).
Comme l’écrivait dans les années 1970 le sociologue Paul Pascon, si le passage de l’eau du Ciel (la pluie) gratuite, à l’eau de l’Etat, (l’eau de surface des régions de grande hydraulique, avec les barrages et les canalisations) payante, a été un choc psychologique pour la majorité des agriculteurs, que dire alors de l’évolution vers l’eau dessalée ?
Quid des conséquences sur la rentabilité des cultures d’une eau dont le prix évolue de près de 0,40 DH/m3 (eau des barrages) à environ 1,5 à 2 DH/m3 (eau souterraine) et à plus de 5 DH/m3 pour l’eau dessalée ?
Toutes les cultures, y compris les arbres fruitiers, pourront-elles être rentables avec ce surcoût ? Il est permis d’en douter. Tout comme il est insensé de penser que le dessalement est une panacée, même dans les régions intérieures du pays …
C’est pourquoi, au lieu de s’entêter dans des options coûteuses pour affronter le stress hydrique, les ingénieurs hydrauliciens et agronomes doivent changer de logique.
Il faut d’urgence recentrer les politiques agricoles vers l’impératif de valoriser en absolue priorité l’eau de pluie, avec des assolements adaptés aux réalités climatiques de chaque région, selon ses précipitations moyennes, quitte à réviser les ambitions affichées.
Cela intime donc de concevoir des politiques innovantes, en faisant d’abord converger l’essentiel des moyens humains et matériels d’appui à l’agriculture et à la recherche agronomique vers les cultures à même de s’accommoder du régime des pluies, en l’occurrence les céréales et les légumineuses alimentaires et d’encourager leur intégration avec l’élevage adossé aux fourrages d’automne, aux adventices, jachères et parcours.
En bref, une tout autre orientation par rapport aux choix en vigueur qui mobilisent partout des eaux souterraines fragiles.
Car, à y voir de plus près, les emblématiques exportations marocaines de produits agricoles (primeurs, agrumes, huile d’olive, etc.) se basent souvent sur des nappes surexploitées dont la durabilité est devenue menacée, tandis que les importations de produits vivriers (grains de céréales, oléagineux, sucre, produits laitiers, etc.) proviennent de pays avec des précipitations abondantes …
Conclusion
Le stress hydrique au Maroc est une réalité inéluctable, qui est appelée à se renforcer lors des années à venir du fait des changements climatiques et de la demande en eau croissante.
Au vu de cette certitude, le pays a besoin d’ingénieurs citoyens aptes à distinguer les réalités des chimères.
En effet, l’agriculture marocaine ne peut plus reposer sur des plans sacralisés, dont la majorité des hypothèses ne tiennent pas compte de l’amplification du stress hydrique.
Car, il faut s’en convaincre : ce n’est ni l’irrigation, ni le goutte-à-goutte et encore moins le dessalement de l’eau de mer qui pourront dépasser ces contraintes.
Ce sont les têtes multiples d’une hydre qui ne fait qu’aggraver, sans les résoudre, les effets du stress hydrique. Aussi, le pays a-t-il besoin de l’ouverture imminente d’un débat responsable sur ses usages en eau.
Pareil débat ne pourra faire l’économie de reconsidérer l’intensification agricole par l’irrigation et la nécessité d’accorder la priorité à la valorisation des eaux pluviales, afin de ne pas compromettre l’approvisionnement régulier en eau domestique de toute la population.
Ce débat ne pourra aussi échapper à la nécessité de ne plus envisager l’agriculture comme la locomotive du pays, à un moment où il est devenu unanimement admis que les modèles de développement mis en œuvre depuis l’Indépendance doivent être changés.
Dr. Mohamed Taher SRAÏRI, Professeur universitaire,
Institut Agronomique et Vétérinaire Hassan II, Rabat, MAROC.