Avant même « l’amorce de l’entame » du déconfinement, les « drive » et autres espaces d’accueil de quelques marques célèbres de fast-food ont été pris d’assaut. De longues files d’attente s’y sont déjà formées. Décidées, patientes, mais aussi grégaires. Tout autant, les services de livraison, réaménagés pour l’occasion, ont été fortement sollicités générant d’impressionnants débordements sur des trottoirs, le plus souvent exigus. Nous ne sommes ni en France, ni aux Etats-Unis mais au Maroc, à Casablanca ! Et ce formidable enthousiasme n’est pas passé inaperçu. Les réseaux sociaux – comme pour presque toute chose aujourd’hui – se sont précipités pour immortaliser des instants répétés en tous coins. Des commentaires avisés d’experts et de psychologues n’ont pas manqué d’y apporter quelques analyses bien senties.
On pouvait certainement s’attendre à cet afflux massif. Des mouvements similaires se sont déroulés tout récemment sous d’autres cieux. Pas d’étonnement plus que de raison : les prémices étaient présentes. Des images venues d’ailleurs montraient bien que les réflexes de premières libertés retrouvées se conjuguaient assez étrangement à cette préférence de ce type de consommation. Signe des temps, l’émancipation passerait donc par le fast-food.
Drôle d’expression de la liberté, direz-vous !
Mais soyons indulgent. On peut discerner, là, le plaisir enfin retrouvé d’être dehors, celui de rompre avec la monotonie d’une vie recluse ou bien encore de rencontrer des amis, fatigués de devoir se limiter à des relations contraintes par une virtualité prolongée. Cet engouement est probablement aussi l’expression d’une frustration contenue, une sorte d’exutoire à la douloureuse épreuve d’isolement vécu. De façon subliminale, rajoutons même que dans la légèreté de cet acte de consommation triviale, il y aurait quelque chose de bien plus essentiel. Le sentiment de participer à un mouvement de vie, à une expression existentielle puissante. Il y a là une forme de philosophe profonde ancrée dans l’idée d’une liberté acquise par la possibilité d’un choix individuel, banal et désinvolte.
Tout ceci se comprend aisément. Et si, pour certains, ces éléments n’étaient pas recevables, d’aucuns diront- les plus pragmatiques – que peu de choix étaient offerts en termes de reconquête des espaces publics. Les jardins sont encore fermés, l’accès aux plages interdit, les terrasses de café tout juste entre-ouvertes et les salles de sport toujours fermées. Faute d’alternative, se réduisaient inéluctablement les champs des options possibles ce qui venait à amplifier presque mécaniquement le caractère singulier de ces files d’attente. L’argument s’entend ainsi. Mais il peut se comprendre autrement car le phénomène observé n’est peut-être pas aussi anecdotique que cela.
En fait, l’après-Covid a débuté en donnant le ton au retour à une norme à la fois pressante et pesante de notre mode de vie : le consumérisme. Et, il ne pouvait y avoir meilleure manifestation que cet engouement retrouvé.
Les cohortes de voitures, incroyablement disciplinées à la seule idée de conduire leurs passagers à consommer un fast-food ne nous disent pas autre chose. Elles nous renvoient d’ailleurs à une symbolique toute particulière de l’American Way of Life tant vantée, celle des 2 A : Automobile et Alimentation rapide. Or, ceux sont là, justement, les deux facettes majeures de la combinaison gagnante de la société de consommation. Un mélange détonant que nous copions à quelques décennies d’écart ! Cette combinaison nous offre, à la puissance dix, l’image raccourcie mais juste de notre société, happée par un désir de consommation irréfléchi et immodéré, cependant confondue par la faiblesse de ses moyens. Nous vivons à l’ère d’une société de consommation au paradigme paradoxal où les supposés revenus des consommateurs sont moins dopés aux effets d’une improbable redistribution des gains de productivité mais plutôt, et en grande partie, par des processus d’endettement généralisés.
Faut-il ajouter à cela le matraquage publicitaire, redoutable mécanique façonnant les esprits, qui inspire et nourrit ce courant.
En toute bonne foi, pour ne pas dire naïveté, je pensais que les enseignements de cette éprouvante période étaient pour le moins tirés ou compris à défaut d’être pratiqués dans le vif de la crise. Un temps pour réajuster nos habitudes paraissait évidemment nécessaire. Mais globalement, s’imposait presque à tous l’idée d’un après-Covid bien différent. Des écrits et bien des recommandations faites par les plus grandes têtes pensantes avaient fini par nous convaincre que nous étions en train de tourner aujourd’hui la page au mode de vie effréné, inutilement agité et épuisant dans lequel nous nous débattions. La presse, la télévision et tout ce que l’univers médiatique compte de voix, aiguisaient un peu plus notre conscience. Comme à l’unisson, tous reprenaient l’antienne de l’impératif d’une approche différenciée appelant à une sorte d’écologie nouvelle de la consommation. Consommer autrement, dépenser modérément, refreiner nos envies consuméristes voire s’écarter en toute intelligence d’un modèle terriblement tentant et addictif : tels pourraient en être résumés les Leitmotivs en ces lendemains de crise.
Drôle d’après Covid, alors ! Toute porte à croire qu’il sera difficile de changer des habitudes gagnantes ! Pourquoi s’en priver car, à la réflexion, elles se remettent en place naturellement comme si inscrites dans le marbre. Replonger dans les réflexes d’hier, reproduire des schémas collectifs adoubés, il y a là, me semble-t-il, une sorte d’ancrage profondément enraciné dans la psychologie humaine qui trouve son essence dans une facilité paresseuse et confortable à ne point vouloir se remettre en cause … une forme de somnambulisme éveillé !
La réalité est que notre société est profondément façonnée par un consumérisme décomplexé. Cette conversion profonde a été longue mais elle est presque aboutie aujourd’hui. Elle en est devenue un déterminant culturel et un vecteur d’identification tout en démagogie possédant ses artifices pernicieux et ses codes. Tout un art d’ailleurs est développé avec ses mots, de plus en plus anglicisés, ses concepts, ses théories, ses comportements et ses exhibitions. Or cette réalité est porteuse d’une violence à la fois insidieuse et invisible. Insidieuse, au sens ou le consumérisme conduit chacun à un consentement béat persuadé par l’excellence supposée de ses propres choix même si réalisés à l’excès ou pour le moins totalement biaisés par des défauts d’information patents. Invisible aussi car elle exclut silencieusement les non élus réduits le plus souvent au spectacle des autres, condamnés à une exclusion de fait mais nourrissant le désir d’y parvenir coûte que coûte.
De deux choses l’une alors : soit les fast-foods à la mode américaine sont pensés comme une distraction en soit et cela en dit long sur l’état de notre société, ou bien ceux-ci sont l’apanage de notre temps et, là encore, il est permis de douter de la transformation pourtant attendue de nos modes de consommation.
Disons-le avec une pointe de pessimisme. Il y a peu de chance que les choses changent.
J’aurais aimé être dans l’erreur !
Amara Karim