Monsieur Mohamed Kabbaj, ancien haut cadre du Ministère des Finances, aujourd’hui à la retraite, est souvent intervenu dans nos colonnes pour y développer des points de vue et analyses en relation directe avec les grandes questions économiques ou financières qui interpellent les citoyens comme les dirigeants.
Il nous livre ci-après une tribune consacrée à la réforme des entreprises publiques et aux projets de l’actuel gouvernement dans cette perspective.
Alors que l’entreprise privée a pour finalité de dégager des profits au bénéfice de ses actionnaires, l’entreprise publique a pour raison d’être la satisfaction de l’intérêt général. La logique d’investissement d’une entreprise privée n’est donc pas la même que celle d’une entreprise publique dont l’action s’inscrit dans une raison socioéconomique d’État. Il est donc inapproprié de juger ou d’évaluer, systématiquement, les entreprises publiques sur la base des mêmes critères de rentabilité financière que les entreprises privées.
Les résultats mitigés des multiples réformes du secteur public, d’inspiration néolibérale, engagées par le Maroc depuis les années quatre-vingt du siècle passé, sous l’égide des institutions de Bretton Woods que sont le FMI et la Banque mondiale, s’expliquent ainsi par le défaut de prise en compte de cette spécificité. La réforme du secteur public portée actuellement par Monsieur le Ministre de l’Économie, des Finances et de la Réforme de l’Administration, semble chercher à aller encore plus loin dans le respect des dogmes néolibéraux, comme si le quasi-échec des réformes précédentes était dû, non à l’inadéquation de ces dogmes, mais plutôt à un manque de rigueur dans leur mise en œuvre.
D’un point de vue néolibéral, prônant le désengagement de l’État de la sphère économique, et suivant lequel la raison d’être d’une entreprise est de dégager des profits, une entreprise publique constitue une incongruité à double titre, d’une part elle représente une intrusion de l’État dans l’économie marchande et de l’autre, elle n’est pas soumise à l’obligation de profit, et bénéficie souvent de subventions conséquentes de l’État. En conséquence, les réformes des entreprises publiques, engagées selon ce point de vue, se donnent pour objectif principal la correction de cette supposée incongruité, sans se soucier, outre mesure, de la raison d’être de ces entreprises.
Ainsi, selon Monsieur le Ministre précité, la réforme des entreprises publiques marocaines qu’il préconise, aura comme premier objectif, de réduire leur dépendance envers le Budget général de l’État, et d’améliorer leur contribution à ce même budget.
La doctrine néolibérale, véhiculée par les institutions de Bretton Woods et qui, malheureusement, continue d’imprégner notre politique économique, dévalorise ainsi, le rôle moteur que se doit d’assumer l’État dans la phase du décollage économique des pays en développement à l’instar de ce que fut le cas des pays européens actuellement développés, des Etats-Unis, du Japon et plus récemment des pays du Sud-est asiatique. Elle ne voit dans les entreprises publiques, instruments aux mains de l’État pour agir sur la politique économique et sociale, que des concurrents déloyaux des entreprises privées.
Les créations d’entreprises publiques dans les pays en développement visent des objectifs multiples, comme, notamment, fournir des services de base aux citoyens, tels l’alimentation en eau potable et en électricité, doter le pays d’infrastructures nécessaires au développement économique (routes, autoroutes, lignes ferroviaires, gares, ports, aéroports etc.). Les investissements que nécessitent ces opérations dépassent les capacités du secteur privé national, alors que le privé international, ne peut les prendre en charge en raison d’une rentabilité financière insuffisante ou même négative.
Globalement, en boostant l’activité économique, et en palliant les insuffisances du privé, les entreprises publiques ne concurrencent pas ce dernier, mais plutôt contribuent à son développement. Bien sûr, le rôle moteur à assumer par l’État, par l’entremise des entreprises publiques, dans le domaine économique dans les pays en développement, devra être dynamique, évolutif en fonction du stade de développement atteint par ces pays et du niveau de compétence et de compétitivité de leur secteur privé, n’excluant pas, le recours ciblé à des privatisations, ou le cas échéant à des re-nationalisations.
En effet, il ne faut pas perdre de vue que la chute du mur de Berlin a scellé définitivement la faillite de l’économie dirigée ou étatisée, et a consacré la suprématie de l’économie de marché qui, toutefois, ne signifie nullement l’exclusion de l’État du champ économique.
En conséquence, dans les pays en développement comme le nôtre, les projets réalisés par les entreprises publiques et gagés sur les ressources à venir, ne peuvent, en général, leur permettre d’assurer leur équilibre financier sans le recours aux aides de l’État. Ces projets que la puissance publique est tenue de réaliser, en tant que locomotive du développement socioéconomique du pays et garant de la cohésion sociale, ne peuvent donc être évalués sur la base de critères strictement financiers. Leur évaluation doit prendre en considération l’ensemble des coûts et avantages pour la collectivité et leurs divers effets externes.
La Société Nationale des Autoroutes du Maroc (ADM) illustre parfaitement ces considérations. Au lendemain de sa création en 1989, le gouvernement marocain avait organisé à Fès, une conférence à l’intention de sociétés internationales, notamment françaises, intervenant dans la construction et la gestion d’autoroutes à péage, afin de les intéresser à son programme autoroutier en phase de démarrage.
Les autorités marocaines souhaitaient faire nouer, à travers ADM, des partenariats public-privé (PPP) pour la réalisation du programme autoroutier national. Vu les trafics routiers existants alors et ceux projetés, les sociétés internationales ne furent pas convaincues de la rentabilité financière des projets d’autoroutes à péage qui leur étaient soumis, et ne donnèrent pas suite au souhait des autorités marocaines.
L’État marocain a alors entamé la réalisation, par l’entremise d’ADM, de son programme autoroutier, sans attendre, comme le voudrait la vulgate néolibérale, que l’intensité du trafic routier rende la construction d’autoroutes financièrement rentable, afin de laisser ensuite le soin au privé de s’en charger. Il était donc évident, dès le départ, qu’ADM ne pouvait prétendre à la viabilité financière, et qu’elle allait, en plus de la capitalisation initiale, avoir besoin périodiquement, et en fonction des projets autoroutiers qui lui étaient confiés pour réalisation, du soutien financier de l’État.
ADM a parfaitement accompli sa mission. Elle a réussi à doter le pays d’un réseau autoroutier important qui a facilité les échanges entre les différentes régions, dopé l’activité économique, amélioré l’attractivité du Maroc pour les investisseurs étrangers, réduit le nombre de morts sur les routes etc.
La rentabilité socioéconomique des projets réalisés par ADM, considérés globalement, ne peut que s’avérer nettement positive. Il serait malvenu, dans ces conditions, de la part de l’État, de reprocher à ADM de ne pas réussir à assurer son équilibre financier et de continuer à solliciter son appui financier.
Certes, tout n’est pas exemplaire dans les relations de l’État avec ADM. Il y a certainement, à ce titre, des aspects à revoir et à réformer, en relation, notamment, à notre sens, avec le choix et l’évaluation socioéconomique des projets à réaliser, la tarification d’usage à appliquer, la mise en cohérence du coût des réalisations attendues d’ADM avec les financements disponibles et les appuis financiers que l’État est en mesure de lui fournir, le renforcement et la modernisation de la gouvernance d’ADM.
L’exemple d’ADM montre que la réforme des entreprises publiques ne peut être ramenée à une question relative au niveau de leur dépendance vis-à-vis des aides de l’État, ou à l’équilibre de leurs comptes financiers. Il montre également que l’État, à ce titre, n’est pas fondé à se poser en donneur de leçons.
Cette réforme interroge en fait, la capacité de l’État à satisfaire les besoins essentiels des citoyens, et à assumer son rôle de locomotive du développement socioéconomique du pays. Elle ne peut être isolée de la réforme plus globale de l’État.
Les entreprises publiques marocaines ont besoin de réformes qui optimisent leur utilité pour la collectivité, mais pas de celles, mues par des dogmes néolibéraux, qui font peu de cas de leur raison d’être, et ne font que consolider un modèle de développement dont les insuffisances et les carences ont été mises en évidence par le Souverain lui-même dans son discours d’octobre 2017, tout en appelant à sa refondation.
Mohamed Kabbaj