La capture du grand père de Sidi Jamal, Sidi Mokhtar Boudchich, "promoteur véritable de la résistance dans les beni Snassen"
Quelle est la relation d’un soufi au politique sachant que des personnalités de la Voie al aqadiroyya al boudchihiyya assument ou ont assumé des responsabilités au sein de l’appareil de l’État ?
Par ailleurs, lors de la promulgation de la nouvelle Constitution, établie en 2011, des dizaine de milliers d’adeptes ont manifesté à Casablanca pour l’appuyer à l’instigation du regretté Shaykh Sidi Hamza.
N’est-ce pas là une attitude éminemment politique alors que certains estiment que les soufis doivent se tenir en dehors de ce champ ?
Rachid Hamimaz, Universitaire, disciple de la Voie al aqadiroyya al boudchihiyya, apporte de précieux éléments de réponse à de tels questionnements.
Pour répondre à ces interrogations tout à fait légitimes, je dirais que la question du rapport au politique n’est pas une affaire simple.
Il est vrai que la pratique soufie repose sur la « dévotion exclusive à Dieu » dans la pure tradition islamique telle qu’elle était observable au temps du Prophète et de Ses Compagnons. Vous avez également évoqué de la nomination du fils du Shaykh Sidi Hamza au poste de gouverneur de la province de Berkane. Ce fils est aujourd’hui décédé (paix à son âme). Finalement, pour être un « bon » soufi, doit-on se tenir éloigné des affaires de son pays et se retirer sur une montagne pour s’adonner à l’adoration exclusive de Dieu ?
Ne sommes-nous pas, nous autres disciples soufis, au même titre que nos compatriotes, des citoyens à part entière, impliqués dans la vie sociale de notre pays avec tout ce qu’elle implique ?
Pourquoi nous interdire d’être en charge d’une responsabilité au plus haut sommet de l’État ministre, gouverneur ou autre chose ?
Pourquoi nous interdire de manifester et de dire Oui à la nouvelle constitution proposée par le Roi sous prétexte que nous ne devons pas exercer de politique ?
Cette relation du soufisme au politique se situe à trois niveaux au moins : de l’histoire du soufisme en général, de l’histoire de la tradition soufie au Maroc en particulier et des événements récents qui ont vu des disciples de la voie accéder à des fonctions dans l’appareil de sommet de l’état.
Disons, d’un point de vue général, qu’il peut arriver qu’à des moments donnés, l’adoration de Dieu et les préalables à cette adoration (mosquées, possibilité physique de s’acquitter du culte, message authentique de l’Islam…) soient menacés, compromis notamment par ce qui se passe dans le champ du politique.
1) Dans l’histoire du Soufisme en général
Les confréries soufies ont toujours été investies dans le monde social avec ses exigences et ont joué de ce fait des rôles de participation et de consultation. C’est le cas de la tarîqa qâdiriyya du shaykh Ma al Aïnine en Mauritanie et au Maroc, de la tijaniya au Sénégal, de la Qâdiriyya au Mali etc. Vous avec sans doute lu les fameuses lettres de Jalal Din Rûmi (traduites par Eva de Vitray Meyerovitch) adressées au Sultan de Turquie de l’époque. Dans ces lettres, il prie pour lui, l’exhorte à suivre le chemin de Dieu et lui assure son affection…
L’arrivée d’un envahisseur pouvait compromettre toute possibilité de pouvoir exercer son islam soit par la destruction des lieux de culte soit pire encore par l’imposition violente d’une doctrine étrangère, une idéologie ou une religion nouvelle. Lorsque la patrie (entendu comme terre, culture et religion), est menacée, les soufis estiment qu’il est de leur devoir et de leur responsabilité de participer à la résistance et à la lutte contre l’envahisseur.
Au temps des croisades beaucoup de soufis sont morts les armes à la main. Abû Al-Hasan Ash-Shâdhilî, Al-`Izz Ibn `Abd As-Salâm, Abû Al-Fath Ibn Daqîq Al-`Îd ainsi que d’autres jouèrent un rôle important de résistance contre les croisades.
On connaît la réaction du grand Ibn Arabi à l’annonce de la remise de Jérusalem aux croisés. Non seulement il fut scandalisé comme tant d’autres musulmans mais il recommanda dans son bab al-wasâyâ de déclarer illicite pour un musulman de rester à Jérusalem aussi longtemps que la ville sera aux mains des chrétiens (cf. C.Addas, Ibn Arabi ou la quête du souffre rouge, Gallimard). Tant qu’Ibn Arabi vivait dans une Andalousie pluriconfessionnelle où l’entente et la fraternité régnaient, il ne pouvait que refléter dans ses écrits le message central de l’Islam à savoir la fraternité et la mahhaba (l’amour). Lorsqu’à l’issue de ses longs voyages orientaux, il découvrit l’ampleur des dégâts commis par les croisés, il eut cette attitude ferme (« politique » diraient certains contemporains) qui, en réalité, ne fait qu’exprimer une des possibilités divines exprimée par le Coran sacré : se défendre lorsqu’on est agressé.
Ibn Arabi cite dans ses Futuhat mais également dans ses Fussus, Ibn Qassim auteur du «khal’ou an’alayn» décrivant la révolte des murids (disciples soufis) en Andalousie contre les théologiens almoravides qui oppressaient et tyrannisaient les gens. Parmi les instigateurs de cette révolte, de grands gnostiques : Ibn Arif mais également Ibn Barrajan célèbre pour son commentaire du Coran.
Les confréries ont également joué un rôle social fondamental dans la lutte contre la misère et la famine en garantissant refuge aux pauvres, en sécurisant les routes des caravanes, comme la Zaouïa Qadiriya au Mali et au Sénégal, en protégeant les personnes persécutées et en prévenant les conflits entre les tribus.
Il y a cette vérité qu’on ne peut adorer Dieu ou inviter les gens à le faire si les ventres sont torturés par la faim. Cette famine qui peut être provoquée par les guerres, mais pas seulement (et nous ne le savons que trop), est une cause de la tiédeur de la foi. Vous connaissez sans doute ce fameux hadith : « peu s’en faut que la misère devienne apostasie ». Les confréries n’ont jamais été les spectateurs passifs de la misère.
2) Dans l’histoire du Maroc en particulier
On retrouve tout ce qui vient d’être dit dans la tradition soufie marocaine. On peut même dire que cette dimension sociale, d’aide aux gens, de résolution des conflits (etc.) caractérise davantage le soufisme marocain. C’est à l’occasion d’une terrible famine qui frappa durement la région d’accueil des Qâdiri, les Beni Snassen, que Sidi Ali, l’ancêtre de Sidi Jamal fut appelé «Boudchîch» en reconnaissance pour la tchicha (sorte d’orge concassé) qu’on servait aux affamés venus se réfugier dans la zâwiya mère.
On retrouve, dès les premières incursions portugaises, les soufis marocains, les armes à la main, engagés dans la lutte armée contre l’envahisseur. C’est le cas de la tarîqa shadiliyya, darqawiya au 18ème siècle et tout près de nous la tarîqa al-qâdiriyya al-budchîchiyya. Sidi Mokhtar, arrière-grand père du shaykh actuel Sidi Jamal était considéré dès les années 1900 par les officiers de la colonisation comme le «promoteur véritable du mouvement anti-français dans l’Oriental, l’un de nos adversaires les plus redoutables» (rapport militaire du lieutenant Boullé : La France et les Beni Snassen, campagne du Général Lyautey). On connaît également la lutte héroïque qu’engagea au 19ème siècle en Algérie, l’Emir Abdelkader qui était soufi. Ce dernier trouvait d’ailleurs dans le Maroc frontalier, auprès de l’arrière-grand-père de Sidi Hamza, Sidi Mokhtar premier, toute la nourriture, l’aide logistique dont il avait besoin ainsi que le repos pour lui et ses guerriers.
Qui connaît encore au Maroc ce qui suit maintenant ? Il faut savoir qu’à l’arrivée de l’occupant au début du 20ème siècle, c’est tout le Maroc qui se soulève et offre une résistance emmenée exclusivement par les confréries soufies et leur irréductibles maîtres. Sans être exhaustif citons, dans le grand Sud El Hiba fils de Ma-al-aïnine, de son frère Merrebi Rebbg, dans le Moyen atlas Sidi Raho Ould Sidi Mimoune de la Zaouia Idrisside de Targhzout (qui rassembla 6000 fusils) et de son lieutnant Said Ou Mohand Segrouchen (1926), dans les Beni Ouraine de l’Est du pays Sidi Mohamed ou Belkassem Azeroual, dans le Moyen et Haut Atlas Central, les marabouts Sidi M’ah Ou Ahmed El Hansali de la zaouia Ahansal, Sidi Hoceine ou Temga, Sidi Mohamed Ben Taïbi, Sidi Ali Amhaouch, Sidi El Mekki neveu de Sidi Amhaouch (1923, 1926, 1932), dans le Tafilalt Mohamed Ben Hamed Belkassem Azeroual (appelé Belkassem Ngadi, 1934), dans l’Oriental Sidi Mokhtar Boudchich (1907) et Hadj Mohamed El Habri des Derqawa, dans le Rif (les senhajas de Sraïr) Slitten Khamlichi (1927) dont la résistance se poursuivit Un ans après la capture de Abdelkrim Khatabbi), dans la chaouia El Hajj Mohammed Ben Tayeb et Bouazzaoui de la tarîqa Bouazzaouia.
Pourtant aucune école, aucune rue, aucune avenue ne porte le nom de ces véritables héros de l’indépendance, oubliés de l’Histoire marocaine.
Aucun livre scolaire ne mentionne ces héros marocains qui se sont opposés à l’arrivée de la France colonisatrice au Maroc. C’est une honte, c’est exactement comme si en France on faisait disparaitre des livres d’histoire, le héros de la résistance française, Jean Moulin ! Seuls les rapports militaires de l’occupant, et notamment ceux des officiers des affaires indigènes, font état du type d’opposition que la France a rencontrée à son arrivée au Maroc au début du XXème siècle. Ces rapports, je les ai consultés et analysés. Heureusement !
Toute initiative auprès du Parlement marocain pour réhabiliter ces personnes qui ont versé un lourd tribut pour leur pays est la bienvenue et sera appréciée à sa juste mesure.
Je compte d’ailleurs, avec un groupe d’universitaires saisir le Parlement afin qu’il désigne un comité d’historiens chargés de faire la lumière sur cette question. L’objectif étant de réhabiliter ces héros de la résistance et de l’indépendance de notre pays, héros inscrits au musée des oubliettes de l’histoire. Comment peut-on avoir des grands boulevards dans les villes marocaines du nom de Zerktouni ou de Allal Ben Abdellah alors que Sidi Raho Oud Sidi Mimoune et son farouche lieutenant Mohand Seghrouchni ont réuni 6 000 fusils dans le Moyen Atlas et ont mené une guerre acharnée aux forces coloniales pendant plusieurs années ? C’est un point de justice qui doit être réparé par nos responsables afin que nos enfants connaissent enfin la véritable histoire de leur pays et non celle écrite par certains partis politiques en vogue au lendemain de l’indépendance.
Le rôle de conseil et de consultation caractérise également l’histoire des voies soufies en général. Un échange instructif eut lieu entre le shaykh Hassan al-Youssi et le Sultan Moulay Ismaël connu pour ne supporter aucun conseil critique. Fatima Qabli a publié et édité cette lettre dans un ouvrage qu’on peut consulter.
Citons également l’histoire extraordinaire du saint Sidi Mbarek a-Darr’i qui vit un jour la population venir lui présenter la beya, l’allégeance, à une période dangereuse de vacance du pouvoir (fin des mérinides). Le soufi leur répondit qu’il était apolitique mais leur recommanda d’aller voir la maison des Saadiens, une famille dont les deux fils étaient de grands oulémas et prédisposés au « leadership ». De cette famille sortit Muhammad al-Qâim-bi-amr Allâh (1511) et Ahmad al-A’araj fondateurs de la dynastie des Saadiens qui dura un siècle et demie jusqu’à l’avènement des Filâlis ou Alaouites. Méditons ce fait extraordinaire : une dynastie qui s’édifia à la suite d’une allusion d’un saint homme !
Au début 20ème Le shaykh Ma al Aïnine faisait souvent parvenir des conseils au Sultan sur la conduite à tenir et la résistance à mener contre les troupes coloniales (espagnoles et françaises) dans le grand sud marocain.
Lorsque des circonstances exceptionnelles s’imposent, des exemples manifestes d’une « incursion inspirée » dans le champ du politique destinée à venir au secours de la cité pour finalement sauver la religion ou mieux encore la paix et la quiétude nécessaire à la sauvegarde de la religion. Lorsqu’il s’agit de sauvegarder la stabilité du pays, les soufis ne peuvent rester les mains croisées.
Ce n’est donc ni l’ambition du pouvoir ni le désir d’accéder à des postes de responsabilités qui les motive. Ils sont riches par Dieu. Sidi Abou Madyan (m. 1957), ancien maître de Sidi Hamza m. 2017), disait : « Nous ne sommes pas concernés par le leadership mais seulement par l’éducation spirituelle des créatures de Dieu ».
Rachid Hamimaz, universitaire, Rabat