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Quand les jeunes se soulèvent contre un Maroc à deux vitesses…

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Une grille de mots croisés générée à partir de cet articles.

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Le Maroc a accompli, ces dernières décennies, des avancées tangibles : infrastructures de transport modernes, projets énergétiques d’envergure, rayonnement international et organisation d’événements planétaires. Mais à l’épreuve du quotidien, ces réussites ne suffisent pas à balayer les revendications des citoyens les plus exposés au nivellement par le bas des services essentiels. Le clivage entre la narration officielle du progrès continu et la réalité quotidienne de nos concitoyens est en train d’atteindre son point de rupture. Depuis le 27 septembre, des manifestations inédites ont eu lieu, portées en premier lieu par la génération Z mais rassemblant aussi des citoyens de tous âges. Leur message est limpide : la santé et l’éducation doivent redevenir les priorités nationales, au-delà des vitrines internationales.

De Rabat à Marrakech, de Tanger à Oujda, de Casablanca à Agadir, les foules ont scandé des slogans qui ciblent directement le fossé entre l’argent investi dans la Coupe du monde 2030 et la déshérence des hôpitaux et des écoles. « Des stades oui, mais où sont les hôpitaux ? », a-t-on entendu dans les cortèges de Fès, où des enseignants précaires dénonçaient des classes surchargées de plus de cinquante élèves. À Meknès, ce sont des étudiants qui ont bloqué un boulevard pour rappeler que l’université publique croule sous les effectifs et les budgets réduits. À Agadir, l’hôpital Hassan II est devenu le symbole d’un système à bout de souffle, après le drame des décès en série de femmes ayant accouché par césarienne. À Khouribga, des familles ont brandi des pancartes dénonçant l’exode forcé vers l’école privée, faute d’alternative publique crédible, alors même que les frais scolaires laminent un pouvoir d’achat déjà exsangue.

Face à cette lame de fond, l’État a choisi la fermeté. Les arrestations se sont multipliées, plus d’une centaine rien que lors des deux premières nuits de contestation. Des vidéos d’interpellations musclées, diffusées en boucle sur le web marocain, témoignent d’une approche strictement sécuritaire qui, loin d’apaiser, alimente la défiance. Des rassemblements pacifiques à Tanger et Tétouan ont été dispersés à coups de matraques, tandis qu’à Casablanca plusieurs jeunes ont été arrêtés simplement pour avoir filmé les charges policières. Cette stratégie, déjà critiquée lors des mouvements du Rif ou de Jerada, s’avère contre-productive : en criminalisant l’expression populaire, elle conforte l’idée d’un pouvoir sourd aux doléances les plus élémentaires.

Les manifestants reprochent aussi au chef du gouvernement ses promesses jugées déconnectées. Dans un récent entretien télévisé complaisant, il s’est félicité qu’« en deux ans, les hôpitaux publics atteindront le niveau des cliniques privées ». Or chacun sait que les cliniques exigent des chèques de garantie illégaux mais tolérés, imposent des tarifs prohibitifs et ne sont pas exemptes de scandales de maltraitance. Prendre ce modèle comme horizon revient à nier la réalité des familles marocaines, incapables de se soigner autrement que dans un public délabré. Le parallèle est tout aussi cruel dans l’éducation : à Kénitra, des parents affirment dépenser plus de 1500 dirhams par mois pour inscrire leurs enfants dans des établissements privés de second rang, simplement parce que l’école publique voisine manque d’enseignants et de matériel. Dans les campagnes du Souss, des classes sont encore abritées dans des locaux précaires ou sous tentes, avec des taux d’abandon scolaire alarmants dès le collège.

Au-delà de ces urgences sociales, c’est la persistance de la corruption qui cristallise la colère. Dans plusieurs sit-ins des pancartes dénonçaient la multiplication de « petits bakchichs » pour obtenir des papiers administratifs ou accéder à un service hospitalier. La rhétorique officielle sur la transparence et la bonne gouvernance ne convainc plus, car elle s’accompagne rarement de sanctions exemplaires. L’impression dominante est celle d’un système qui se réforme en surface, mais dont les pratiques anciennes résistent.

Cette mobilisation renvoie à un Maroc à deux vitesses, dénoncé par SM le Roi lui-même dans son discours de la fête du Trône où il affirmait qu’« il n’y a pas de place pour deux Maroc ». La fracture est désormais visible : d’un côté, un pays qui prépare des stades ultramodernes et se rêve puissance régionale, de l’autre, des citoyens qui peinent à trouver un lit d’hôpital ou un enseignant pour leurs enfants. La question n’est plus de savoir si ces investissements sont nécessaires, mais si leur priorité ne signe pas un abandon des droits sociaux fondamentaux.

Étonnant également le silence de certains canaux médiatiques qui, d’ordinaire, se repaissent du moindre fait divers, oscillant entre sensationnalisme et racolage, et qui se sont subitement murés dans un mutisme total depuis le déclenchement des manifestations. Ceux-là mêmes qui couvrent habituellement les histoires les plus triviales ou les querelles de voisinage à coups de directs et de vidéos tapageuses, se sont révélés incapables de relayer ce qui constitue pourtant l’événement social du moment. Une absence qui en dit long, et qui achève de discréditer une ligne éditoriale déjà décriée pour son opportunisme et sa complaisance.

Aux contestataires, il faut toutefois rappeler un risque majeur : celui de la récupération. L’histoire récente est là pour alerter. Le printemps arabe, présenté comme une promesse de démocratie, s’est transformé en enfer pour plusieurs nations arabes, minées par le chaos, les guerres civiles ou les ingérences étrangères. Les révolutions colorées en Europe de l’Est ont souvent été pilotées de l’ombre, servant des agendas qui dépassaient les revendications locales. Les forces hostiles au Maroc, qu’elles soient politiques, idéologiques ou étrangères, pourraient chercher à instrumentaliser ce mouvement légitime. La vigilance est donc de mise, et les manifestants doivent préserver le caractère pacifique et patriotique de leur mobilisation.

Reste que le cœur du problème ne disparaîtra pas avec les arrestations ni les mises en garde. Tant que les hôpitaux ressembleront à des mouroirs, tant que les écoles publiques seront synonymes de relégation sociale, tant que la corruption persistera comme un mal endémique, le Maroc sera condamné à vivre au rythme de secousses populaires. L’État a une opportunité historique : choisir d’écouter, d’ouvrir un dialogue crédible et d’engager des réformes structurelles visibles. Sans cela, le rêve d’un Maroc moderne et équitable restera une vitrine fragile, fissurée par les colères récurrentes d’une société qui n’accepte plus d’être mise en marge.

 

Ayoub Bouazzaoui

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