Lorsque l’on demande au Professeure Raja Aghzadi quelles sont les principales qualités qui la caractérisent dans l’exercice de ses multiples responsabilités, elle répond sans ambages la passion, l’empathie et le perfectionnement. Mais, à la lecture de l’entretien qui suit, on comprend que cette battante devrait y ajouter la modestie, le dévouement, l’abnégation et une haute conscience de ses devoirs médicaux, nationaux et internationaux. La publication de ce spécial 8 mars dédié aux « Visages féminins de la santé » nous donne ici l’occasion précieuse de mieux connaître et apprécier la Professeure Aghzadi, de souligner son exemplarité et d’exprimer la fierté que l’on ressent de savoir que notre pays recèle de telles personnalités qui honorent la Femme marocaine.
La Nouvelle Tribune : La Nouvelle Tribune et www.lnt.ma célèbrent chaque année le 8 mars ! Nous saisissons cette occasion pour mettre en avant la Femme Marocaine. A ce titre, Madame Aghzadi, pouvez-vous partager avec nos lecteurs votre riche parcours de professeure en Médecine ? Qu’est-ce qui vous a poussé à emprunter cette voie difficile, mais certainement passionnante ?
Professeure Raja Aghzadi : Tout d’abord, je tiens à remercier La Nouvelle Tribune et vous-même, de s’intéresser aux femmes médecins en cette période de pandémie ! Pour moi, le 8 mars est le jour où l’on se doit d’honorer toutes les femmes qui se battent pour améliorer leur quotidien, celui de leur famille et de la société. Et, elles sont nombreuses dans notre pays, que cela soit au foyer, à l’usine, en entreprise, à l’hôpital ou même en politique, partout la femme s’affirme par ses compétences, et s’investit avec abnégation. Pour ce qui concerne mon parcours, je suis témoin qu’en médecine pour revenir au thème de votre dossier, les évolutions sont notables.
Quand j’ai emprunté la voie de la chirurgie, il y avait très peu de femmes qui la pratiquaient. Et mes collègues hommes trouvaient un peu bizarre que je sois à leurs côtés. Alors que moi j’en avais fait le choix depuis mon enfance, c’était mon rêve et personne ne pouvait me dissuader du contraire. Ne serait-ce que pour avoir réalisé ce rêve, je peux qualifier mon parcours de riche et fait de satisfaction! Mon épanouissement voire mon bonheur venaient de la joie de guérir mes patients et de la richesse du contact avec les autres.
Bien sûr dans la balance, il y avait aussi des embûches, de la pénibilité, des difficultés, des moments de doute et de questionnements. Même les médecins se posent des questions existentielles, du genre pourquoi la maladie progresse, pourquoi des choses dures arrivent à l’humain ou pourquoi au moment où l’on pense avoir gagné une bataille, on l’a perd quand une vie s’en va ? A ce titre, je me rends compte que j’ai parcouru un long chemin depuis 1981, où j’ai commencé mon métier de chirurgien. J’ai été certes, animée d’une force interne et de l’envie de vaincre les contraintes parce que j’exerçais un métier à part, d’exception et qui me passionnait .
Vous parlez de votre métier avec beaucoup d’émotion, alors que l’exercice médical dégage une image de dureté qui met les sentiments de côté ?
Bien au contraire, l’exercice de la médecine est très humain. Il s’agit d’un travail énorme, d’abord intellectuel pour capter une situation, l’analyser, poser un diagnostic, mettre en place une stratégie pour soigner avant de passer à l’acte manuel qui adapte la réflexion à l’exécution.
C’est une complexité exaltante et palpitante, soumise en plus parfois à la pression de l’urgence qui nécessite une force physique et une résistante mentale.
On ne peut se garder d’une empathie pour nos malades tout en évitant de déployer nos émotions. L’annonce d’un décès, d’un mauvais pronostic, d’une complication sont autant de moments qui sont lourds à encaisser pour moi comme pour le commun des mortels. Dans ce métier où l’on côtoie la mort,, on connait l’échec et la victoire donc la joie et la tristesse. C’est ce qui m’a guidée et me guide encore, j’espère être à la hauteur de la confiance de tous ceux qui me confient leur corps à opérer, qui mettent leur vie entre mes mains.
Vous avez travaillé longtemps à l’hôpital. Ce sont certainement des années où vous avez dû aussi militer pour une médecine meilleure en faveur d’une large population souvent démunie. Pouvez-vous nous parler de cette période de votre vie professionnelle en vous attardant sur les évolutions et acquis des milieux hospitaliers dans notre pays ?
Pour moi, l’hôpital est d’abord associé au titre de professeur de chirurgie, qui fut un vrai parcours du combattant, fait de multiples formations et concours, des années durant. Par ailleurs, ce furent des années de jeunesse pleines d’énergie et de volontarisme où je ne comptais pas les heures de travail. Il m’est arrivé de faire 3 jours et nuits d’affilée de garde, aux urgences, à recevoir les accidentés de la route, les agressés qui sont dans le coma et bien d’autres grosses urgences qui, chacune, demandait des heures de travail et des litres d’adrénaline.
Le rythme de travail était insoutenable fait de longues matinées opératoires, après lesquelles j’enchainais les cours à la fac d’anatomie ou de chirurgie, l’enseignement aux étudiants dans le service auprès des malades, etc..
Le temps ne comptait pas ! A la maison, je continuais, en lisant un article pour rester à la pointe du progrès d’une discipline où ça bouge énormément où les dogmes tombent petit à petit. Ou encore préparer une conférence pour un congrès international ou national.
Le devoir m’appelait en permanence, il fallait être prête, faire face à l’urgence qui par définition ne prévient pas. Sur le plan matériel, l’euphorie du métier nous faisait oublier les conditions déplorables parfois le manque d’outils et de médicaments, on arrivait toujours à se débrouiller, à trouver solution à tout. J’ai l’impression aujourd’hui, avec l’envahissement de la technologie, les moyens sophistiqués pour faire un diagnostic rapide , que cela simplifie le parcours de soin, certes, mais en même temps diminue une certaine effervescence humaine.
Le visage de l’hôpital, du moins du CHU, a beaucoup changé, s’est amélioré, mais il s’est vidé de son âme, est-ce la rançon du développement ?
Professeure Aghzadi, vous avez créé une association, Coeur de femmes, pour accompagner les femmes dans la lutte contre le cancer du sein. Quels en sont les fruits que vous avez récoltés pour elles, et pour vous-même ?
En effet, ce fut une belle histoire que celle de «Cœur de femmes», elle se caractérise par un déclic qui s’est produit entre deux femmes ! La souffrance et la déchéance humaine est insoutenable, elle a différents visages. Quand il s’agit de la femme, de la mère qui a laissé son bébé à la voisine pour venir se faire soigner pour un cancer, cela devient insupportable. «Cœur de femmes» est née d’abord dans mon esprit ,quand une femme m’a abordée, me suppliant de l’opérer moi-même pour que cela ne soit pas un homme qui le fasse. Ce jour-là, j’ai compris que le sein d’une femme était sacré, il est source de la vie.
Un virage s’est opéré dans ma vie de chirurgienne car il m’a fallu me former dans un tout autre domaine. J’ai enchaîné les forums, séminaires, workshops pour pouvoir opérer ces femmes atteintes du cancer du sein, avec expertise et excellence
Et, parce que ces femmes n’accédaient pas facilement aux services spécialisés , j’ai trouvé la solution de créer une association faite de volontaires pour rapprocher les soins et la technologie des malades, là où elles se trouvaient, dans les endroits les plus enclavés du pays. C’est dans cet objectif, qu’en 2001 a été créé Cœur de Femmes pour sensibiliser et soigner ce fléau qui est le cancer du sein et pour apporter soins et chirurgie le plus près possible des femmes concernées. Croyezmoi il s’agissait d’une lourde logistique à chaque fois.
Professeure Aghzadi, vous avez une réputation de maître en chirurgie. Si vous mettez votre modestie de côté, comment pourriez-vous la justifier ? D’ailleurs, à ce titre, vous avez été nommée par SM le Roi, membre de la Commission spéciale pour un nouveau Modèle de Développement. Comment faut-il repenser le système de santé dans notre pays ?
Très humblement, je peux affirmer que tout ce que l’on fait avec passion, on ne peut que le réussir. Par ailleurs, je considère que l’empathie est un ingrédient nécessaire dans mon métier car le malade la ressent. Elle lui donne du courage pour avancer et affronter son parcours souvent difficile, tout particulièrement, le domaine du cancer. Même s’il est de mieux en mieux traité, voir maîtrisé, il garde une connotation grave, renvoyant à l’ombre de la mort. Donc, transmettre de l’énergie et de l’espoir aux patientes, fait de «vous» un dieu pour elles, cela leur permet d’ailleurs souvent de vaincre la maladie. Mais aussi mon sérieux transparait et mon équipe dit de moi que je suis très méticuleuse. Et c’est vrai ! Je m’engage toujours à parfaire mon geste pour minimiser les complications. Pour moi, les ingrédients de la réussite sont la passion, l’empathie et le perfectionnement. Ma nomination par Sa Majesté à la Commission Spéciale, fut un très grand honneur pour moi. Je l’ai prise pour le couronnement des années d’efforts qui ont marqué mon parcours. Je la prends également pour un privilège !
Mais 2020 fut une année très chargée, parce que la pandémie du Covid a bousculé. Notre charge de travail a doublé et ma contribution au travail de réflexion et d’enquête de la commission se rapportait plus au secteur que je connais et expérimenté sur le terrain, celui de la santé.
Ce secteur nécessaire à l’être humain, a justement été mis à nu par cette pandémie qui a mis en exergue ses nombreuses insuffisances. Et le travail de réflexion fait au niveau de la Commission a consisté à les lister, les prioriser et en définir la faisabilité.
Professeure Aghzadi, dans le domaine de la santé, le Maroc a un fort partenariat avec les pays africains, dont les cadres viennent faire des stages et leurs spécialités dans nos hôpitaux, tandis que la pandémie de la Covid 19, a relevé l’importance du rôle des institutions scientifiques internationales. Pensez-vous que ce qu’on appelle la diplomatie médicale peut jouer un rôle plus important pour rapprocher nos normes de santé des benchmarks internationaux ?
En effet, la maladie et spécialement le cancer du sein, n’a pas de frontières. J’ai moi-même créé avec Cœur de Femmes un mouvement de sensibilisation et de soins, à travers plusieurs pays africains où j’ai implanté l’association. C’est le cas au Sénégal, Mali, Gambie, Soudan, Bangladesh et Côté d’Ivoire. Nous y avons mené des campagnes de sensibilisation et d’information de grande envergure, mais aussi de prise en charge chirurgicale des cas détectés. Nous avons également organisé «la course de l’espoir» sous l’égide des premières dames de différents pays. Et, sous l’impulsion des hautes instances du pays, contribué à la stratégie de lutte contre le cancer, pour une dynamique de dépistage précoce. Vous savez, la pandémie mondiale que nous vivons a mis à nu les système de santé, en a démontré la fragilité et la nécessité d’une certaine autonomie des secteurs des économies de la vie. Comme la nécessité d’avoir ses propres vaccins, face aux comportements de certains pays qui en produisent pour euxmêmes d’abord. Au niveau africain, tout reste à faire, à commencer par la nécessité de donner à la santé la priorité.
Il faut lancer une recherche scientifique africaine, former des ressources humaines capables, valorisés et suffisantes qui ne soit pas attirées par l’ exode vers les pays occidentaux . Il n’est pas illusoire non plus de travailler pour une couverture sanitaire universelle, pour plus d’équité en matière de santé . Vous savez, pour défendre les intérêts sanitaires des populations africaines, il faut -dynamiser une diplomatie sanitaire au niveau du continent. Car pour mettre à niveau notre continent, il apparait évident qu’il faudra plus de veille sanitaire, plus de régulation sanitaire et plus de solidarité sanitaire, continentales. Pour y avoir fait un bout de chemin, je reste convaincue qu’il s’agit d’une bataille que l’on doit lancer et que l’on peut gagner. Je voudrais en faire mienne, considérant que j’en ai menée deux avec succès, celle de la chirurgie, et celle du cancer du sein.
Entretien réalisé par Afifa Dassouli
Qualités et titres du Professeure Raja Aghzadi:
-Professeure de chirurgie
-Chirurgienne spécialiste du sein
-Présidente de l’Association de Lutte contre Cancer du Sein
-Consule honoraire
-Membre de la CMSD.