Dans l’entretien croisé qui suit, les deux jeunes réalisatrices expliquent les étapes de leur accomplissement commun, notamment dans les documentaires qu’elles ont consacré à la Femme, à la Marocaine, mais aussi à la jeunesse et à la société urbaine.
La Nouvelle Tribune : Dans quel contexte vous êtes-vous rencontrées ?
Sonia Terrab : Nous nous sommes rencontrées en 2016 pour la journée de la Femme, autour de cette thématique très symbolique lorsque je développais un concept avec Chama Tahiri et Rim El Khalidi de Lioumness. On était une équipe 100% féminine et le concept était de filmer 25 personnalités marocaines.
Pendant tout le mois de mars, il y avait une capsule par jour où un homme parlait d’une femme qui l’avait inspiré dans sa vie. Et nous avions pris 5 témoignages féminins aussi. Cela avait pas mal circulé, ça s’appelait « Hiya ».
Fatim Bencherki : Sonia avait proposé le concept à Ali n’Productions parce qu’il fallait trouver une manière de le faire aboutir. Ma mission était donc de trouver un sponsor pour concrétiser ce projet, et j’avais obtenu le soutien de l’opérateur inwi, ce qui nous a permis de le diffuser à la télévision.
On a vécu une expérience incroyable Sonia et moi. Pendant qu’on réalisait ces capsules, quasiment tous les invités masculins ont choisi de parler de leur mère.
On devait essayer de les faire changer d’avis, pour une question de contenu et éviter de se répéter à chaque épisode. On usait de beaucoup de diplomatie, mais c’était pratiquement impossible.
Sonia les mettait dans une atmosphère un peu sombre et feutrée, c’était comme dans un confessionnal et les témoignages étaient poignants.
Sonia Terrab : Il y avait Rachid El Ouali, Mohamed Tozi, Abdellah Tourabi, des footballeurs, des chanteurs. Ils étaient 25. 5 femmes et 20 hommes.
Les femmes elles, choisissaient des grands noms, des figures inspirantes. Aicha Chenna a parlé de Fatima Mernissi, par exemple.
Fatim Bencherki : Elles parlaient de femmes qui les avaient marquées dans leur vie et leur parcours, mais pour les hommes, c’était le clash total ! C’était très personnel, beaucoup d’émotion. Sonia et moi, on restait dans le noir et on se disait qu’il se passait quelque chose.
Et à partir de ce jour-là, on n’a pas arrêté de parler de la question, cela nous a lancé dans cette thématique du genre parce qu’on avait touché à quelque chose d’incroyable.
Comment avez-vous concrétisé la suite ?
Fatim Bencherki : Cela a tourné pendant pas mal de temps dans ma tête et j’ai pensé qu’on devait interpeller sur la mutation de la question du genre au sein de la société marocaine.
Aussi, l’année suivante, vu que j’étais à Jawjab depuis, avec la Journée de la Femme, j’ai imaginé un concept « La journée mondiale de l’homme marocain ».
Un pied de nez, pour dire que les femmes allaient bien dans notre pays, que seuls les hommes avaient besoin d’aide. Et j’ai lancé une fausse campagne, façon Unesco, pour « aider les hommes marocains », ce qui était un peu subversif…
Comment avez-vous organisé cette « campagne » ?
Fatim Bencherki : Pour cette série de vidéos, on a eu des invités connus, des amis et aussi tous les talents de l’incubateur qui ont joué le jeu de cette fausse campagne de soutien. On l’a fait sans trop intellectualiser la chose et il y a eu de très bonnes retombées.
L’humour décalé a surpris pendant cette journée habituellement cernée de messages aux bonnes intentions, de grandes déclarations humanistes et de roses.
Puis, j’ai pensé qu’on devait continuer ce travail en poussant les femmes à se réapproprier la parole et leur image grâce à internet. J’ai donc créé Jawjabt, la version 100% féminine de Jawjab.
Et sur quoi cette idée a-t-elle débouché ?
Fatim Bencherki : Au départ, je n’avais pas envie de mettre les filles d’un côté et les garçons de l’autre, mais c’était un passage obligé si on voulait leur redonner confiance en elles-mêmes. Donc on a dû y dédier un programme.
On s’est retrouvé avec une nuée de filles qui venaient tous les jours et j’ai demandé à Sonia et à Rita El Quessar d’en être les marraines parce qu’elles sont deux filles inspirantes.
Sonia avait carte blanche pour monter un concept autour de la question de la Femme, sachant que ça faisait deux ans que nous discutions de cela.
Et le soir-même, elle m’a envoyé un message :
« Fatim, je veux mettre les femmes dans la rue, leur poser des questions et leur demander de raconter une histoire intime ».
Sonia Terrab : Le concept s’appelait « Marokkiat ». L’idée était de raconter quelque chose sur soi, une anecdote, et non une opinion, afin de s’approprier la rue qui n’appartient pas à la Femme au Maroc.
Fatim Bencherki : Nous avons vécu cette aventure en parallèle. Sonia sortait pour filmer les témoignages et je visionnais les images par la suite avec elle. J’étais stupéfaite de la liberté de ton et de l’intimité qu’elle réussissait à créer avec ces filles alors que tout se faisait en pleine rue.
Ce genre de projet n’a-t-il pas été contrarié, sujet à des tabous, empêché par les
autorités de quartiers ?
Fatim Bencherki : Non, déjà dans l’essence du projet, c’était une carte blanche, c’était vraiment ouvrir, libérer totalement la parole.
Nous étions dans un environnement professionnel, sur la même longueur d’ondes avec toute l’équipe avec laquelle on travaillait.
J’avais envie qu’enfin, on ait une parole sincère sur cette question, sans hypocrisie.
Sonia Terrab : Et on a très vite compris que l’ennemi numéro 1, c’était l’autocensure, que si on censurait d’une manière ou d’une autre, on se censurait nous-même. On ne s’est mis aucune limite, aucune barrière, rien.
Fatim Bencherki : Il y avait une part de prise de risque, mais comme le dit Sonia, on a tellement l’impression de vivre dans un pays où il y a plein de barrières, de limites, alors que dans la réalité, ce n’est pas vraiment le cas. Il suffisait d’aller voir ce qui se passait de l’autre côté, de tester.
Quand on a posté « Marokkiat », et qu’on on a eu ce buzz inattendu, mondial, à chaque fois que certains essayaient de nous orienter vers des questions politiques par exemple, nous répondions que nous avions avant tout adopté une posture d’artistes, comme seul et unique objectif. C’était cela notre métier et notre posture intellectuelle.
En fait, vous vouliez vous réaliser, mais le résultat a eu un fort impact social.
Fatim Bencherki : Oui, parce que cela ne nous appartenait plus. Sonia avait réussi à faire un boulot extraordinaire que les gens s’étaient approprié.
Elle avait réussi à libérer la parole chez ces filles dès qu’elle enclenchait la caméra. Mais ce sont les filles qui choisissaient ce qu’elles racontaient.
Sonia Terrab : Je me suis rendue compte qu’il y avait chez ces femmes une envie de parler. Ce qui est dingue, c’est que nous avons fait 12 épisodes sur 12 semaines, ce qui est assez rare dans le digital aujourd’hui au Maroc.
Peu de projets tiennent la route sur 12 semaines. Au début, je croyais que cela serait très dur de faire parler les femmes sur des questions intimes et que cela prendrait du temps, mais nous avons pu boucler quatre épisodes, uniquement grâce au bouche à oreille.
Après, quand on a posté les quatre épisodes, il fallait continuer à tourner et c’est là qu’une annonce sur Facebook a tout débloqué parce que les gens avaient vu les quatre premiers sujets et avaient compris que nous n’étions pas dans le sensationnalisme ou dans la provocation, mais dans un projet artistique.
C’est très intéressant parce que vous ne vous êtes pas découragées.
Fatim Bencherki : Oui, mais surtout ce sont les filles qui nous ont contactées qui ne se sont pas découragées !
Sonia Terrab : Et j’ai continué à recevoir des dizaines et des dizaines de filles qui me disaient je veux participer, je veux raconter un truc, c’est là que j’ai compris que j’étais dans le vrai.
On peut tirer une conclusion et dire que c’est très important ce que vous en avez fait un exutoire en sorte.
Fatim Bencherki : Oui, un véritable exutoire, car, petit à petit, les perceptions et les commentaires ont commencé à changer. On ne s’arrêtait pas à la vidéo. Il y avait les discussions après.
Au début, des hommes nous insultaient et puis, très vite, les perceptions sont devenues positives, émanant du genre masculin, pour se terminer avec une avalanche de messages de soutien. Cela a rallié beaucoup de gens autour de valeurs positives et du débat.
Dans ce contexte, vous n’avez pas cherché à dégager un mot d’ordre, celui de contribuer à l’éveil des jeunes ?
Fatim Bencherki : C’était le mot d’ordre depuis le début effectivement. Libérer la parole, libérer les énergies. Prouver que contrairement aux idées reçues dans ce pays, la jeunesse peut s’exprimer, peut parler, qu’on peut toucher à des sujets tabous, et qu’il faut se relâcher, se détendre un petit peu, mais surtout chercher à comprendre.
Sonia Terrab : C’est une jeunesse connectée qui aspirait à communiquer…
Fatim Bencherki : Aujourd’hui, on est encore dans cette continuité avec nos documentaires, Sonia et moi. On travaille toujours autour de cette jeunesse qui n’a pas assez la parole, ou qui n’est pas assez entendue. Et aussi dans la réappropriation de son image.
Cette fois-ci, on parle toutes les deux plutôt des jeunes hommes. Ce qui est drôle c’est qu’on a chacune vécu des immersions de plusieurs mois dans des univers très masculins. Sans forcément se concerter ou le faire intentionnellement. Nos films se répondent presque.
Considérez-vous cela comme un combat militant ?
Fatim Bencherki : C’est plus un idéal, une approche artistique. On est plus motivées par des idéaux que des combats.
Sonia Terrab : Notre point en commun, c’est qu’on ne fait pas de concession. On a sauté dans le vide dans nos vies plusieurs fois et aujourd’hui, on n’arrive plus à faire semblant.