Il est des hommes dont la vie n’a de sens que si elle est consacrée aux autres, à leurs droits, à leurs chances de voir leur situation économique et sociale s’améliorer, mais aussi à la condition générale d’un pays et de sa société, à travers l’application des grands principes qui guident, partout dans le monde, le progrès, l’humanisme, la démocratie, et qui permettent l’instauration de l’Etat de droit basé sur la démocratie et les droits de l’homme.
Cela est particulièrement saillant, évident, limpide, lorsqu’on évoque feu Mohamed Bouzoubaâ, paix à son âme, rappelé à Dieu le 16 novembre 2007.
Une vie de militant
En ce jour où sa famille, ses proches, ses camarades, et de nombreux citoyens commémorent le dixième anniversaire de sa disparition, chacun a encore dans son cœur et à l’esprit le magnifique exemple que feu Mohamed Bouzoubaâ a constitué pour tous.
Son parcours, ses combats, son attachement aux idéaux de justice sociale, de respect des droits de l’Homme, son activisme en tant que militant de l’Union socialiste des Forces populaires, ses mandats de vice-président du conseil municipal de Rabat (sa ville d’adoption) dès 1976 ou de représentant de la Nation à Meknès (sa ville natale) dès 1984, sa nomination au Conseil Consultatif des droits de l’Homme dès 1990, sa participation au premier gouvernement d’alternance en 1998 sous la direction de M. Abderrahmane El Youssoufi, puis au sein du gouvernement de M. Driss Jettou à partir de 2002, tout cela participe à l’exemplarité de l’homme exceptionnel que fut Mohamed Bouzoubaâ.
Comment oublier ainsi qu’à quelques jours même de sa disparition tragique, il poursuivait avec détermination et abnégation, le combat pour parachever sa mission de réforme profonde et sans précédent du secteur de la justice en tant que ministre de la Justice, luttant dans le même temps, avec discrétion et courage, contre un mal terrible qui prenait sa vie, insidieusement, inéluctablement.
Mohamed Bouzoubaâ était né à Meknès en 1939 dans une famille modeste et dès son plus jeune âge, il montra une réelle volonté de lutte pour l’accomplissement d’idéaux nobles et généreux, en liaison avec des convictions patriotiques ferventes qui l’animèrent toute sa vie.
C’est ainsi qu’à peine entré dans l’adolescence, il s’engagea dans la cité ismaélienne pour la mobilisation populaire de revendication de l’indépendance et la lutte contre le protectorat colonialiste. Cela lui valut les foudres des autorités françaises, des interpellations par la police, au point où sa famille l’envoya poursuivre ses études à Rabat au sein de l’école nationaliste Mohammed V.
Son brevet d’études secondaires en poche et bénéficiant d’une bourse d’études, Mohamed Bouzoubaâ partit pour la Syrie, à Damas, où il obtint son baccalauréat, avant de gagner le Caire pour entamer une licence en sciences économiques et commerciales de l’Université cairote.
Mais le Maroc avait accédé à l’indépendance, et feu Mohamed Bouzoubaâ revint au pays, à la fois pour y suivre à Rabat des études en sciences juridiques, mais aussi pour déployer une activité débordante au sein du mouvement estudiantin, à l’Union Nationale des Etudiants du Maroc, véritable terreau du progressisme et du patriotisme nationaux.
A la fin des années cinquante, on y voit donc Mohamed Bouzoubaâ, participer aux côtés des regrettés Mehdi Ben Barka, Abderrahim Bouabid, Abderrahmane El Youssoufi, Abdallah Ibrahim et tant d’autres, à la fondation de l’Union nationale des Forces Populaires, en tant qu’expression d’un courant progressiste et socialiste que récusaient les ailes conservatrices du parti de l’Istiqlal.
C’est à cette époque également que le défunt Mohamed Bouzoubaâ occupe le poste de secrétaire général de l’UNEM et c’est sous son mandat que le syndicat étudiant obtient le statut d’association d’intérêt public.
Il entre au barreau dès 1962 et à compter de ce jour, sa robe d’avocat fut à tout jamais le symbole de sa lutte acharnée pour les droits de l’homme, dans leur exhaustivité et leurs applications les plus complètes.
Pour le Droit, par le Droit
Sans omettre sa participation à tous les grands procès qui égrenèrent «les années de plomb», entre 1964 et la fin des années 80, en tant que défenseur des militants progressistes emprisonnés, on ne saurait oublier que Mohamed Bouzoubaâ consacra sa vie à faire avancer le Droit et les droits politiques, civiques, sociaux et économiques au service du citoyen marocain.
D’abord en tant que praticien, lorsqu’il vivait les failles de la procédure, les lacunes de la Loi, les défauts d’une jurisprudence effective.
Ensuite en tant que représentant du peuple, du haut de la tribune parlementaire, en tant qu’élu de Meknès à partir de 1984, lorsqu’il proposait inlassablement des réformes qu’une majorité refusait par conservatisme ou volonté de préserver des privilèges indus.
Enfin, en tant que ministre de deux gouvernements qui ont marqué l’Histoire moderne du Maroc.
En effet, membre fondateur éminent de l’USFP en 1974, (lequel succéda à l’UNFP), feu Mohamed Bouzoubaâ fut de ceux qui participèrent au premier gouvernement d’alternance, fruit d’un compromis historique entre les partis du mouvement national patriotique et progressiste regroupés au sein de la « Koutla» et feu SM le Roi Hassan II.
Occupant le poste de ministre en charge des relations avec le Parlement, Mohamed Bouzoubaâ mit toute son énergie dans l’accélération des procédures d’adoption de textes de lois et de décrets qui sommeillaient depuis longtemps dans les tiroirs du Secrétariat général du Gouvernement !
C’est ainsi qu’entre 1998 et 2002, les chambres parlementaires adoptèrent plus de textes de lois que durant les vingt années précédentes grâce à son dynamisme et son action.
Car juriste émérite, Mohamed Bouzoubaâ comprenait pleinement cette vérité qui veut que le Droit doit représenter les réalités sociales, en constante évolution, mais aussi et surtout permettre l’épanouissement de l’Homme à travers des codes et textes qui garantissent le plein exercice des libertés, publiques et individuelles, l’instauration de la démocratie et le respect des Droits de l’Homme.
C’est pourquoi il fut parmi les fondateurs de l’Organisation Marocaine des Droits de l’Homme, OMDH, en janvier 1989, alors qu’élu au Conseil municipal de Rabat en 1976 dont il occupe la vice-présidence, puis en 1983, il siégea également au bureau permanent de l’Organisation des Villes Arabes à partir de 1977.
Evoquer l’avocat inlassable, le défenseur des opprimés et des réprimés, le pourfendeur de toutes les injustices, le tribun aux compétences juridiques impressionnantes, c’est rappeler que le défunt Mohamed Bouzoubaâ, d’abord comme praticien du Droit durant plus de trente années, puis comme parlementaire en tant qu’élu de Meknès, et enfin comme ministre des relations avec le Parlement (1998-2002) et, surtout, en tant que ministre de la Justice entre 2002 et 2007, fut à l’origine de plusieurs réformes profondes de l’arsenal juridique national.
Il lança une campagne sans précédent pour l’exécution effective de centaines de milliers de jugements, laquelle souffrait depuis des décennies de retards inadmissibles, au détriment des justiciables et de leurs droits.
Et, de surcroît, c’est à lui que l’on doit la réforme du Code pénal et celle, cardinale, du Code de procédure pénale. Car Mohamed Bouzoubaâ, en tant qu’avocat, n’avait eu cesse de se battre pour la garantie des droits de la défense et du procès équitable, les conditions de la garde à vue ou encore la détention provisoire, sans oublier la situation carcérale marquée, dans les années 80 et 90 par un très fort encombrement dans les établissements pénitentiaires.
Il fut le premier en tant que militant appartenant à une formation politique à occuper le poste de ministre de la Justice dans le gouvernement Jettou.
Il s’attela donc à promouvoir des modifications essentielles afin d’assurer aux citoyens des minima légaux identiques aux normes internationales reconnues en la matière et inspirées des principes fondateurs de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.
Ainsi, outre son action pour traduire dans la réalité les dispositions afférentes à l’application des dispositions de la nouvelle Moudouwana en notamment l’instauration du juge de la Famille, (2003), il mit en œuvre toute une batterie de mesures pour moderniser le département de la Justice, simplifier les procédures, revaloriser les émoluments et les avantages sociaux des membres de la magistrature assise, les greffiers, installer l’informatisation au niveau du ministère et des différentes Cours de Justice, l’améliorer l es conditions carcérales, etc.
Persuadé que le Droit devait s’appliquer dans tous les domaines de l’activité humaine, et notamment pour suivre les défis du développement économique du Maroc et l’amélioration du climat des affaires pour les investisseurs, il fut à l’origine de la réforme stratégique de long terme des tribunaux de Commerce, l’adoption d’un code de l’arbitrage et de médiation commerciale, la réforme des procédures des entreprises en difficultés, tout comme il s’appliqua à valoriser les droits de l ’Enfant et de la Famille, soulignant que les parents seraient comptables de leurs actions devant leur progéniture. C’est sous son ministère que l’immense acquis que traduit l’octroi de la nationalité de leur mère aux enfants nés d’une Marocaine fut concrétisé.
On lui doit également la suppression de la Cour Spéciale de Justice dès la deuxième année de son mandat en 2004 rompant définitivement au Maroc avec la justice d’exception et ses abus, la criminalisation de la torture et l’adoption de la Loi contre le terrorisme, qui présenta devant les chambres au lendemain des odieux attentats de mai 2003.
De même qu’il s’attela à mener une lutte acharnée contre le fléau de la corruption. Il fut notamment à l’origine , de la dépénalisation de l’acte du corrupteur, facilitant ainsi la dénonciation de ces actes délictueux.
L’homo politicus
Mais le défunt Mohamed Bouzoubaâ était également un homme politique, aux convictions profondes et bien ancrées.
Dirigeant actif de l’Union Nationale des Etudiants du Maroc dès la fin des années cinquante, militant de l’Istiqlal, puis de l’UNFP à partir de sa création et membre fondateur de l’USFP dont il siégea à la Commission administrative dès 1983, il se posait comme un humaniste avéré, un démocrate assumé, un pacifiste convaincu, un partisan fervent de l’égalité des genres.
Ainsi, il s’affirmait comme un opposant à la peine de mort, mais les terribles attentats de mai 2003, qui eurent un fort impact sur le peuple marocain et sa classe politique, ne lui permirent pas en tant que Ministre de la Justice d’introduire un texte de loi sur l’abolition de la peine capitale.
Il entreprit néanmoins d’en réduire l’impact en transformant la peine de mort de dizaines d’infractions majeures en peines privatives de liberté et laissa à ses successeurs un vaste chantier d’étude au sein de son département en vue de son abolition.
Par contre, en tant que parlementaire, membre de l’opposition socialiste à la Chambre des représentants, il eut à assumer une grande part dans la rédaction et la présentation de la motion de censure déposée par les partis de l’Istiqlal, l’USFP, le PPS et l’OADP. Cette motion, qui fut rejetée par la majorité conservatrice, n’en constitua pas moins un grand moment d’expression démocratique et de dénonciation de la politique gouvernementale. Du haut de la tribune parlementaire, feu Mohamed Bouzoubaâ prononça en cette occasion un vibrant plaidoyer pour l’extension et le respect des droits de l’Homme au Maroc, pour l’approfondissement du processus démocratique, pour la libération des détenus politiques, pour la mise en place de l’état de Droit dont il fut, tout au long de sa vie, un ardent défenseur.
Militant de l’USFP, Mohamed Bouzoubaâ n’en était pas moins un homme d’ouverture, partisan convaincu de la tolérance et du respect des convictions d’autrui. Il lui arrivait souvent d’apprécier positivement des prises de position émanant de personnalités appartenant à d’autres familles politiques, ce qui n’était pas toujours du goût de ses propres amis…
Au sein de son parti, il faisant admirablement office d’homme de modération et de consensus, au point où Si Abderrahmane El Youssoufi, qualifiait son action apaisante de « baume réparateur », reconnaissant ainsi ses qualités humaines de négociateur attaché au dialogue.
L’époux, le père, l’esthète
Actif, infatigable dans sa vie publique, feu Mohamed Bouzoubaâ n’en était pas moins un homme attaché à une vie privée saine et équilibrée, un époux aimant et un père aussi affectueux que soucieux de l’éducation de ses trois enfants, Adil, Hind et Fedwa.
Féru de grande musique et notamment celle des Farid Al Attrach, Oum Kelsoum, Smahane, Mohamed Abdelwahab, Adbel Halim Hafez, et bien d’autres encore.
Il appréciait également la musique andalouse, les grands opéras, tout comme la littérature universelle, la poésie…
Mohamed Bouzoubaâ avait gardé de ses séjours au Machrek de nombreuses amitiés et il fut, tout au long de son existence, un défenseur intransigeant du peuple palestinien et de son droit à un Etat indépendant.
Homme courageux, il combattit la maladie terrible qui le rongeait avec une énergie et une volonté qui lui permirent de mener à bout sa mission de ministre de la Justice, malgré les traitements lourds d’une chimiothérapie qu’il suivait à l’étranger, quittant en toute discrétion son ministère le jeudi soir pour rentrer par le dernier avion le dimanche suivant et se trouver, immanquablement, à son bureau ministériel dès le lundi matin à la première heure.
Le défunt Mohamed Bouzoubaâ savait que le mal progressait inexorablement et son souci était d’arriver à le contenir le plus longtemps possible, aidé en cela par le soutien admirable de son épouse et de ses enfants, pour réussir son mandat de ministre de la Justice.
C’est ce qu’il fit jusqu’au 15 octobre 2007, date qui marque la fin du gouvernement dirigé par M. Driss Jettou.
Et c’est avec le sentiment du devoir accompli, d’une vie pleinement assumée de militant politique et d’homme du Droit, qu’il rendit son âme à Dieu un mois plus tard, le 16 novembre 2007.
Et personne n’oubliera, en hommage que le destin lui rendit, que ses funérailles correspondirent aux «Trois Glorieuses», les 16, 17 et 18 novembre, qui depuis 1955, consacrent l’indépendance du Maroc.
Dix années après sa disparition, prématurée, son legs est immense, fait de droiture, d’exemplarité, d’humilité et de sacrifices.
Mohamed Bouzoubaâ, un homme véritable qui aura marqué d’une empreinte indélébile le Droit et les Droits humains au Maroc, dans une lutte infatigable pour le progrès social et la démocratie.
Nous ne l’oublierons pas.
Fahd YATA
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Mohamed Bouzoubaâ et le CCDH
Mohamed Bouzoubaâ fut désigné par le feu le Roi Hasan II comme représentant de l’USFP au Conseil Consultatif des Droits de l’Homme (CCDH devenu CNDH) créé en 1990 pour assainir la situation alarmante des droits de l’homme au Maroc.
Dès sa prise de fonction au CCDH, il en fut un membre actif et une force de proposition notamment dans le groupe de travail sur la garde à vue et la détention préventive afin de combler toutes les lacunes juridiques existant à l’époque dans l’intérêt des droits de l’homme.
Il proposa également d’inscrire la réforme de la procédure pénale comme une priorité absolue.
Il avait bien entendu largement contribué à l’assainissement du dossier des prisonniers politiques.
Il n’est donc pas étonnant qu’en cette même année 1990,le défunt Mohamed Bouzoubaâ fut un acteur important dans la préparation de la motion de censure contre la politique gouvernementale ou il défendit particulièrement les demandes relatives aux droits de l’homme et à la démocratie.
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Mohamed Bouzoubaâ et la motion de censure Une motion de censure, la seconde seulement depuis 1964 ( !), fut présentée le 13 mai 1990 au Parlement par les partis de l’opposition contre la politique du gouvernement de l’époque Cette motion de censure, initiative parfaitement constitutionnelle, (article 75 de la Constitution de 1972), a été présentée de concert par l’USFP, l’Istiqlal, le PPS, et l’OADP du vivant donc des regrettés Abderrahim Bouabid, M’hammed Boucetta et. Ali Yata. Mohamed Bouzoubaâ fut l’un des rédacteurs et signataires de ladite motion. Il fut le dernier du groupe parlementaire de l’USFP à prononcer une allocution du haut de la tribune parlementaire pour présenter la motion sous le volet de la justice et des libertés publiques. Pour résumer, la motion de censure a été formulée dans un contexte de crise politique, économique et sociale au Maroc résultat d’une politique gouvernementale défaillante appuyée par une majorité parlementaire sortie des urnes douteuses des élections de 1984 : – politique d’exécution des directives des institutions financières internationales ayant eu pour résultat l’augmentation des disparités sociales au Maroc, l’augmentation vertigineuse du chômage, l’accumulation des dossiers sociaux et la réduction du budget de l’Etat. – politique d’appauvrissement du pays Les demandes de l’opposition parlementaire par le biais de la motion de censure ont été les suivantes – Droits de l’homme et démocratie – Protection de la classe ouvrière et des couches sociales à revenus limités – Traitement du problème du chômage – Traitement du problème des campagnes et du monde rural – Refus de la subordination aux institutions financières internationales au détriment des intérêts économiques et sociaux du pays – Protection des acquis du peuple dans le secteur public, vu son rôle dans le développement national – Protection de la production nationale