Mme Hélène Xuan. Source photo : Chaire Transitions démographiques, Transitions économiques
Dans le cadre d’un séminaire organisé par la chaire Prévoyance et Retraites de l’Université internationale de Rabat, en partenariat avec le CNRA (Caisse nationale de retraite et d’assurances) et le RCAR (Régime collectif d’allocation retraite), l’Ecole d’actuariat de l’UIR a abrité une conférence autour du thème de la jeunesse et de la protection sociale face aux risques sociétaux.
La Chaire de la Prévoyance et Retraites dévoilera prochainement les résultats de la première enquête portant sur la protection sociale et la retraite au Maroc. Cette enquête sera le fruit d’un projet de collaboration entre l’UIR comme partenaire académique, le Haut-Commissariat au Plan, la Caisse de dépôt et de gestion (CDG), le Régime collectif d’allocation de retraite (RCAR) et la Caisse nationale de retraites et d’assurances (CNRA) comme partenaires économiques.
Combien coûte la prévoyance sociale au Maroc, en termes de PIB et croissance, sachant que la protection sociale n’est pas généralisée ? C’est la principale question à laquelle s’intéresse la chaire prévoyance et retraite depuis 3 ans, a souligné Moulay Ahmed Cherkaoui, directeur du pôle prévoyance de la CDG, en charge de la CNRA et du RCAR.
« Pour la chaire prévoyance et retraite, la protection sociale n’est pas une charge mais un investissement », a souligné M. Cherkaoui.
Cette année, le Forum a donné la parole à des experts provenant de pays connaissant des régimes de retraites plus matures comme la France ou l’Italie, tels que l’économiste et experte du vieillissement démographique et des transitions sociétales, Mme Hélène Xuan, qui a accepté de répondre à nos questions.
La Nouvelle Tribune : Vous avez animé une conférence autour de la jeunesse et la protection sociale face aux risques sociétaux. Pourriez-vous nous éclairer sur les axes majeurs débattus ?
Mme Xuan : Parmi les axes majeurs dessinés lors de la conférence, le profil de la jeunesse française et les différentes transformations qu’elle a connues. Auparavant, on considérait naturel et automatique le fait que les jeunes finissent leurs études et quittent le domicile parental, afin de trouver un premier emploi et s’installer dans leur propre logement. Aujourd’hui, ces transitions ne sont plus linéaires, ni automatiques.
À cause de la crise économique, ces étapes sont devenues désynchronisées en France et se sont allongées dans le temps. Selon les travaux récents, ces caractéristiques socio-économiques sont partagées par l’ensemble de la jeunesse européenne, voire au-delà. Il s’agit d’un phénomène quasi-mondial dans les pays développés.
En revanche, le rôle des institutions et des politiques publiques, et la manière dont ils perçoivent la notion d’« être adulte » change radicalement le passage de la jeunesse à la vie adulte, de la vie universitaire à la vie professionnelle. Les jeunes sont soutenus, soit par l’Etat soit par leur famille, de manière directe ou indirecte pour faciliter ces transitions importantes et difficiles vers l’âge adulte.
Quelle est votre lecture des jeunesses française et marocaine ? Existe-t-il des similitudes ?
A ma grande surprise, les deux pays révèlent une certaine similarité. Actuellement, la situation de la jeunesse est difficile en France. On trouve les mêmes similitudes et les mêmes maux qu’au Maroc. Les taux de chômage chez les jeunes sont pratiquement identiques et élevés, soit 24% chez les moins de 25 ans en 2016, ce qui est surprenant.
En outre, les « Neet » ( Neither Employment Nor in Education or training ; jeunes sans emploi, et pas en formation ni en sans stage) représentent 14%
du total, en France et au Maroc. Selon le rapport du HCP sur le taux de chômage, le taux de femmes célibataires ayant un faible niveau de diplôme a augmenté et elles sont majoritaires parmi les NEETS. Donc si on regarde dans le détail, la situation de la jeunesse diverge dans les causes, même si les deux pays affichent les mêmes chiffres en moyenne. La France et le Maroc n’ont pas le même modèle socio-économique d’intégration de la jeunesse.
Autre similarité, la dépendance familiale est importante comme soutien moral et financier mais elle contribue également à accentuer les inégalités sociales. Les deux pays se ressemblent beaucoup – les chiffres sur la jeunesse et le marché du travail sont très similaires mais ils existent peu ou pas d’enquêtes sur les aspirations de la jeunesse marocaine contrairement à la France.
C’était notamment l’objectif principal de l’enquête en ligne, nommée « Génération Quoi », menée par la chaîne France 2 en 2016, en collaboration avec des chercheurs – sociologues. Plus de 240.000 personnes ont répondu à cette enquête pour la France.
Il en ressort que 93% des jeunes n’ont plus confiance dans les institutions politiques. Il y a un déficit de confiance généralisé, même si la jeunesse française et allemande, par exemple ne partagent pas les mêmes sources d’inquiétudes. En France, le premier facteur d’inquiétude est l’emploi, et en Allemagne c’est l’écologie, selon l’enquête.
Il est à noter que d’autres pays européens ont répondu à cette enquête, à savoir la Belgique, l’Allemagne, et la Suède, ce qui permet d’avoir un comparatif sur le ressenti des jeunes, leur rapport avec le travail, et le taux de confiance en les institutions.
Concernant le soutien financier, comme au Maroc, les solidarités familiales et les dépenses publiques sont importantes ; cette solidarité familiale est non-voulue, et ne permet pas à la jeunesse française de s’émanciper pleinement. C’est un point important pour comprendre pourquoi la jeunesse française est tiraillée entre le pessimisme face à l’évolution de la société et une très forte confiance en soi – en résumé, elle est mitigée ou moyennement heureuse. Le poids financier des transferts privés (famille) relativement à l’investissement dans le système éducationnel accentue les inégalités sociales. Cette prédominance de la famille se retrouvent aussi dans un contexte macroéconomique où le patrimoine a pris une place, très importante, voire« trop », et pénalise la croissance économique.
Par ailleurs, la concentration du patrimoine familial dans la main des séniors pénalise la croissance économique, selon des analyses des économistes français, tel que Thomas Piketty ou André Masson à titre d’exemple.
Je préconise que le Maroc doit s’intéresser également à cette question, via des enquêtes du genre, pour connaître les aspirations des jeunes Marocains, que ce soient les chômeurs ou les jeunes intégrés dans le marché de travail.
Selon une étude du HCP, la population marocaine passerait de 33,8 millions d’habitants en 2014 à 43,6 millions à l’horizon 2050. Quelle est votre lecture par rapport à ces chiffres ?
Pour le cas du Maroc, la question de la mise en place d’un système de prévoyance généralisée s’impose. Le système de retraite n’est pas généralisé à 100%, mais il est généralisé uniquement pour la fonction publique et les salariés du secteur privé sur la base d’un système déficitaire.
La vraie question, c’est comment prendre en charge la vieillesse marocaine.
Le Maroc n’avait pas mis en place de système de retraite lorsque la masse d’actifs sur le marché du travail était importante. On est dans une situation à double tranchant : le soutien familial d’un côté, pour financer la période de vieillesse et continuer à soutenir les jeunes, d’un autre côté. Dans un contexte où l’élargissement de la couverture retraite requiert une contribution fiscale et sociale plus large auprès des actifs.
L’enjeu du vieillissement se résume dans l’équilibre entre les générations, c’est-à-dire la manière dont le pays organise le contrat social et garantie les promesses d’amélioration des conditions économiques et sociales faites à la jeunesse en cas de mise en place d’un système de retraite par répartition ou par capitalisation.
Pour le cas de la France, le vieillissement démographique a été précoce, contrebalancé par une natalité relativement soutenue. À l’horizon 2040, on aurait des ratios d’à peu près un tiers de la population française qui serait à la retraite.
Il va sans dire dans ce contexte, que la France a déployé des réformes successives – au niveau du système de retraite – qui ont réglé, pour une grande partie la problématique du financement des caisses de retraites. En revanche, c’est la question de l’acceptabilité sociale qui va poser un problème. Les réformes entamées dans les années 90 ont permis d’assurer la viabilité du système financier des retraites à l’horizon 2030 et au-delà au prix d’une diminution du niveau de vie relatif des futurs retraités. Ces retraités de 2030 sont bien les jeunes d’aujourd’hui déjà actifs sur le marché du travail, et déjà pénalisés par la crise économique de 2008. Leur trajectoire de revenus et de consommation est et sera moins rapide que celle des générations précédentes.
Quels sont les facteurs qui favorisent le chômage ?
En France, le premier facteur majeur est le choc pétrolier de 1973, avec le déficit du secteur public et l’allongement de la période de jeunesse, ainsi que le chômage qui commençait à s’installer progressivement.
La jeunesse française a de plus en plus du mal à trouver d’emploi, une incapacité à décrocher un contrat en CDI, ce qui leur permettrait d’avoir un logement stable et un accès aux crédits.
La France a subi un deuxième choc, la crise économique de 2008. Les générations intégrées actuellement dans le marché d’emploi en subissent les répercussions. Dans le détail, il s’agit d’une comptabilité générationnelle établie à partir d’un référenciel international – les national transfert account NTA. C’est une méthode comptable pour les spécialistes qui s’intéressent à la question des âges et des générations en général.
En France, et précisément entre 1979 et 2011, si on regarde les chiffres de manière brute, la loi du progrès générationnelle s’est arrêtée pour les générations nées entre 1950 et 1980, voir au-delà. Ils connaissent une croissance du revenu qui est plus faible que celle de la génération précédente. C’est une situation inquiétante qui est liée à la crise de 2008. Cette dernière a eu un impact fort sur les trajectoires de revenus et de consommation, et on peut le remarquer d’une manière claire.
Peut-on considérer que la jeunesse française assez autonome ?
En France, il y a peu de jeunes qui se considèrent comme « maître de leur vie », tout se joue au niveau du diplôme qui définit les trajectoires professionnelles et la place au sein de la société. Au Maroc, les solidarités familiales sont extrêmement importantes pour les études et pour le premier emploi, comme en France. Est-ce que la jeunesse marocaine se sent plus « maître de son destin », je ne sais pas. Cela nécessiterait de faire des enquêtes plus précises. Mais la France et le Maroc semble partager de nombreuses similarités du point de vue des solidarités tant publiques que privées.
En revanche, et d’un point de vue sociologique, la majorité des français décroche le premier contrat CDI à l’âge de 27 ans, tandis que l’âge moyen où les jeunes commencent à se détacher du soutien de l’Etat, varie entre 25 ans et 26 ans. Cette moyenne est supérieure à celle des années 70, où les Français décrochaient leur autonomie, à l’âge de 21 ans.
Quelle serait votre vision du futur vis-à-vis de la jeunesse française ? Optimiste ou plutôt sceptique ?
D’un point de vue économique, il y a peu de raisons qui me poussent à être optimiste. En France, une vague nouvelle a fait son apparition depuis 2 ans, celle de l’auto-entreprenariat, qui offre de nouvelles perspectives économiques. L’entreprenariat est un levier intéressant qui nécessite une protection sociale généralisée et qui répond en partie aux aspirations de la jeunesse française de « se trouver », et d’être à la fois épanouie au travail et de gagner de l’argent et également à sa plus grande défiance vis à vis du salariat.
Il faut savoir que l’année 2017 a été une année record en matière de création d’entreprises.
D’une manière générale, la montée de l’entreprenariat en France a pris du temps, et a nécessité une pédagogie importante pour promouvoir les contrats d’autoentrepreneur, d’une manière efficace et simple.
A propos de Mme Hélène Xuan
Hélène Xuan est économiste, spécialiste des questions de protection sociale. Avec une expérience de plus de 12 ans dans le milieu des politiques publiques et des fondations, elle a dirigé un think tank avec pour objectif de faire le pont entre le monde de la recherche et de l’entreprise, afin de rendre utile la recherche en économie. Avec une approche pluridisciplinaire et des analyses qui visent à changer les perceptions, elle contribue à analyser les transitions sociétales que nous vivons sous l’angle démographique et économique à partir d’étude et de recherche, de débats d’idées et d’animation de groupes de travail entre experts.
Elle est membre du Club du XXIe Siècle. Elle est titulaire d’un doctorat en sciences économiques qui a porté sur le vieillissement démographique et la croissance. A ces débuts, elle a collaboré avec Yazid Sabeg dans le cadre du plan Borloo pour la déségrégation des quartiers au sein du Comité d’Évaluation et de Suivi de l’ANRU (Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine). Elle a ensuite été économiste à l’ACAM (Autorité de contrôle des assurances et des mutuelles) avant de rejoindre le cabinet de Yazid Sabeg, nommé Commissaire à la Diversité et l’Égalité des Chances en décembre 2008, en tant que conseillère. En 2010, elle prend la direction scientifique d’une Chaire de recherche TDTE.
Essayiste, elle est l’auteur de nombreux articles et ouvrages. Son premier essai Vivre un siècle est paru aux Editions Descartes en 2011, et le dernier, France Désarroi d’une jeunesse, est paru en 2016 aux Editions Eyrolles. Elle a également dirigé un ouvrage collectif, la France face au vieillissement, le grand défi, paru en 2013 et apporte sa contribution à de nombreux ouvrages et groupe de réflexion.
Propos recueillis par Imane Jirrari