Entretien réalisé par Zouhair Yata
M. Slim Kabbaj est Président de l’Interprofession Maroc Bio, ainsi que Membre du Conseil d’Administration de la Comader. Dans le cadre du SIAM 2023, il revient pour nous sur l’état du secteur bio au Maroc, ses perspectives, ainsi que son apport aux questions du durabilité et de souveraineté alimentaire.
La Nouvelle Tribune : Après 3 années d’absence à cause de la pandémie Covid19, où en est le secteur de l’agriculture biologique, quel est son état, où en sont ses forces et ses faiblesses selon vous ?
Slim Kabbaj : C’est un secteur toujours aussi prometteur, en termes d’offre et de demande. Les consommateurs sont plus nombreux et la demande en variété de produits continue à croître. Les petites et les grandes surfaces proposent plus de choix. La filière biologique souffre néanmoins des mêmes contraintes que le conventionnel : les intrants qui sont plus chers et plus rares, le pouvoir d’achat qui a baissé, le prix de l’énergie et de beaucoup de dérivés des hydrocarbures qui ont augmenté. La différence notable avec le conventionnel cependant est le faible nombre d’intermédiaires entre le producteur et le consommateur, qui est à l’avantage du bio. Les autres forces enfin sont d’un côté l’engagement des opérateurs, qui persévèrent courageusement, conscients des enjeux de santé et de protection de l’environnement, et de l’autre les « consom’acteurs ».
Le Green et la souveraineté alimentaire sont les thématiques de cette édition du Siam. Comment le Maroc peut-il relever ces défis selon vous ?
La souveraineté alimentaire se conçoit en parallèle avec l’état de la balance commerciale ; il ne s’agit pas de fermer ses frontières ni à l’import ni à l’export. Aussi, le corollaire est de créer davantage de produits « made in Morocco » qui soient compétitifs, de mettre en place ainsi les productions qui peuvent être faites sur notre territoire à des prix acceptables et par ailleurs de développer des unités de transformation et de valorisation utiles et rentables.
Jusqu’à présent, dans notre pays, nous avons produit et exporté ; il devient urgent de garder autant que faire se peut la valeur ajoutée chez nous et donc de développer des chaînes de productions locales pour divers produits. Il s’agit aussi de développer le marché national pour en faire un débouché sérieux pour ces produits finis. Pour relever les défis, nous devons être mobilisés sur tous les fronts : production et diversification, transformation, distribution et unités de vente, sans oublier les intrants nécessaires et le packaging. Jusqu’à présent, les opérateurs ont fait des efforts considérables pour débuter à petite échelle sur toutes ces voies de développement ; il est temps aujourd’hui de changer les ordres de grandeur et de mobiliser des fonds publics pour accélérer et élargir le mouvement. Certains pays voisins comptent en millions d’ha les surfaces agricoles bio et ne sont pas loin des 10% de la consommation totale.
L’agriculture Bio n’est-elle pas en contradiction avec les besoins en volume du Maroc tant pour sa souveraineté agricole que pour ses exportations ?
Les évolutions des pays avancés nous ont montré le chemin ; le bio se développe tranquillement et prend des parts de marché au conventionnel. A cet égard, plus les volumes augmentent et plus les prix baissent, et plus la consommation augmente, et plus elle va de préférence vers les produits locaux.
Les contradictions auxquelles vous faites allusion ignorent les questions de qualité, de nutrition et de protection de l’environnement. Ceux sont là des questions pour lesquelles les citoyens sont plus nombreux à être particulièrement sensibles. Actuellement, il y a même une tendance à introduire les questions de souffrance animale dans les réglementations et les choix des consommateurs, notamment en Europe. Il y a aussi une forte vigilance sur les produits gourmands en eau, sans parler de la décarbonation qui est devenu un thème majeur dans les échanges internationaux.
Dans une certaine mesure, la filière bio est à l’avant garde sur ces questions, et le feedback de la société est positif. Pour l’export, il y a aujourd’hui plusieurs niches où les produits bio marocains sont très demandés, à nous de savoir et d’anticiper lesquelles et de proposer des produits de qualité et compétitifs. Le Maroc ne doit pas négliger ces évolutions internationales et risquer de prendre un retard irrattrapable. Certains pays voisins ont fait des avancées fortes et gagné des marchés significatifs ; nous devons rejoindre ces pays et prendre notre place. Nous en avons les moyens !
Quelle est la feuille de route de l’Interprofession Bio Maroc dans ce contexte ?
Nous avons longuement réfléchi et discuté toutes les questions ci-dessus entre opérateurs et avec le ministère de tutelle pendant ces 3 dernières années ; divers axes ont été identifiés et approfondis dans le contrat-programme 2023-2030, dont nous parlerons en détail après le SIAM :
– les productions agricoles nationales et régionales,
– les questions de semences et de plants nécessaires,
– les programmes de formation,
– les unités de transformation,
– les plateformes de distribution,
– les points et les réseaux nationaux de vente,
– les types de soutien à l’export,
– les réglementations,
– la recherche.
Sur toutes ces questions, nous allons adopter des démarches proactives et ambitieuses, avec un engagement ferme des opérateurs et une implication forte du secteur public, comme partenaire.
La question de l’eau et du stress hydrique est devenue systémique lorsqu’on évoque l’avenir de l’agriculture marocaine. Pensez-vous que nous en faisons assez sur ce sujet au niveau national ?
La question de l’eau est dorénavant un problème majeur partout dans le monde. Nous et bien d’autres pays n’en avons pas assez fait, la situation s’étant dégradée beaucoup plus vite qu’envisagé, surtout ces dernières années. Dans certains pays du nord, le rationnement a déjà commencé et des barrages sont vides. Nous devons dorénavant bien distinguer l’eau potable de consommation et l’eau pour l’agriculture, avec cette constante : les citoyens doivent pouvoir et boire et manger. Jusqu’à présent au Maroc, l’eau coule dans nos robinets et nos marchés sont bien achalandés, n’est-ce pas ?
Il est certain que le programme national de dessalement d’eau de mer devrait être accéléré, et toutes les régions côtières du pays pourraient être concernées. Les sources d’approvisionnement doivent être ainsi diversifiées. Par ailleurs, il est conseillé de revoir notre culture de consommation de l’eau et réinventer notre gestion de l’eau : nous sommes entrés dans une nouvelle ère du management de la rareté et il est probable que nous allons devoir faire quelques sacrifices. Mais ne dramatisons pas, les aléas climatiques peuvent encore nous surprendre positivement ; l’histoire de l’humanité est riche en cycles en tous genres à cet égard. Le génie humain n’a pas dévoilé toutes ses possibilités et il n’a pas de limite, particulièrement dans le domaine de l’agriculture et de l’alimentation. L’avenir n’appartient-il pas aux pays optimistes, dynamiques et innovants ?