Interview de M. Jihad Azour, Directeur du département Afrique du Nord, Moyen-Orient et Asie centrale au FMI
Entretien réalisé par Afifa Yata
La Nouvelle Tribune : M. Jihad Azour, vous dirigez le Département MENA, Asie centrale au FMI. Je vous remercie d’avoir accepté de contribuer à ce spécial sur « The Road To Marrakech ». Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?
M. Jihad Azour : En effet, je suis Directeur du département Afrique du Nord, Moyen-Orient et Asie centrale au Fonds Monétaire International depuis 2017. Je suis libanais et j’ai commencé mon activité professionnelle en France après y avoir fait mes études. J’ai travaillé dans le conseil en stratégie en Europe avant de soutenir une thèse de Doctorat d’État en finance internationale. Puis, j’ai travaillé aux États-Unis pendant plus de deux ans où j’ai fait de la recherche à l’université de Harvard et écrit plusieurs livres sur les questions financières et bancaires. En 1999, j’ai été appelé à rentrer au Liban pour servir le gouvernement de mon pays et prendre en charge le programme de réformes avant d’occuper le poste de ministre des Finances entre 2005 et 2008. À la fin de ma mission gouvernementale, je suis retourné au métier du conseil en intégrant un cabinet international, Booz Allen Hamilton, spécialisé dans les secteurs publics et financiers, avant de rejoindre le FMI.
M. Azour, en tant que directeur de département, vous couvrez au FMI des régions très diverses qui regroupent des pays eux-mêmes différents. Comment le FMI les appréhende-t-il, et en particulier le Maghreb?
M. Jihad Azour : Tout à fait, il s’agit d’une zone intéressante avec des pays diversifiés ; elle se compose des pays du Golfe, exportateurs de pétrole, de ceux dits peuplés comme le Pakistan, l’Égypte et l’Iran, ceux qualifiés d’émergents comme le Maroc, l’Arménie, la Géorgie ou la Jordanie, et enfin les pays en difficulté ou en fragilité. Pour ce qui concerne le Maghreb en particulier, il est à la croisée des civilisations et des cultures depuis des siècles. Il incarne un carrefour où se rencontrent l’Occident et l’Orient mais aussi l’Afrique. C’est aussi en soi, une civilisation avec une capacité à s’intégrer à différentes configurations économiques, politiques et culturelles. Le Maghreb est difficile à cataloguer comme veulent le faire les économistes, pour y mesurer la richesse et envisager son avenir. Pour moi ce qui différencie et singularise le Maghreb, c’est sa capacité dans ce monde en tension à jouer un rôle catalyseur. Dans le monde actuel où les grands pôles s’éloignent et où le processus de coordination et de coopération, que l’on avait établi après la seconde guerre mondiale, s’affaiblit, ces pays ou zones géographiques jouent un rôle important. C’est ce qui fait la singularité du Maghreb !
Et le Maroc comment se distingue-t-il dans la région MENA et dans le Maghreb ?
M. Jihad Azour : Le Maroc se distingue d’abord par son histoire, longue, riche, encore présente et qui se continue. C’est un pays qui a bien compris son histoire et qui vit avec, contrairement à d’autres qui ne l’ont pas acceptée ou ne sont pas à l’aise avec la leur, ce qui fait sa grande différence et sa richesse. Aussi, le Maroc est un pays d’avenir, un pays en transformation qui au cours des dernières décennies a fait face et relevé d’importants défis. Le premier d’entre eux est celui du climat, mais aussi la lutte contre la pauvreté, la tension globale régionale, en réussissant à se moderniser. Pour exemple, il a montré sa capacité d’adaptation face au Covid. Par ailleurs, c’est un pays ouvert au monde et aux changements, avec une économie qui consolide les chaînes de valeur internationales. C’est en même temps une économie du savoir, intégrée dans le commerce international, investie dans des activités qui permettent de se différencier avec une ambition claire, celle de servir le continent africain. Car le Maroc a été le premier à mesurer le potentiel d’une intégration afro-méditerranéenne et en même temps européenne. L’organisation des assemblées annuelles du FMI et de la BM, cette année à Marrakech, est la traduction de ces qualités du Maroc. C’est un pays du Maghreb qui donne un exemple, par sa capacité de se transformer et gérer ses défis en les rendant des opportunités, que nous aimerions voir d’autres pays suivre.
Compte tenu des objectifs du FMI d’instaurer une stabilité économique et financière dans les pays qu’il accompagne, le Maroc est-il un bon élève ?
M. Jihad Azour : Permettez-moi de vous dire que je n’utiliserais pas le mot élève, parce que la réussite revient aux dirigeants du pays qui initient et réalisent les réformes. Le FMI est là pour les accompagner et de plusieurs manières. Tout d’abord en étant le conseiller de confiance qui donne sa vision de la situation et met son savoir à la disposition des décideurs. La seconde forme ou capacité d’assistance du FMI, consiste à mettre le fruit de son expérience à la disposition du pays sous forme d’assistance technique. Pour faire des réformes, il faut des réformateurs, mais pour les implémenter, il faut des cadres que le FMI accompagne avec du savoir et des techniques. Concrètement, le FMI, en créant un environnement de confiance dans le cadre d’un programme de partenariat, donne à tous les pays qui veulent réformer, financer leurs réformes et continuer à investir, le sceau de confiance ou d’approbation. Le FMI considère avoir réussi quand un de ses partenariats avec un pays fonctionne efficacement. Et, c’est le cas du Maroc ! Cela ne veut pas dire que le FMI et le Maroc convergent sur tout, ni que tous les problèmes sont réglés, mais nous réussissons à travailler ensemble sur les défis du pays qui sont clairement identifiés. Il s’agit du dérèglement climatique, de l’impact de la sécheresse sur la situation économique, compte tenu d’un secteur agricole qui reste encore important. Mais aussi, de la réforme du système social pour améliorer la protection sociale. Le tout en maintenant et en améliorant la croissance économique qui reste relativement faible par rapport à la croissance démographique.
M. Azour, dans quelle mesure le FMI envisage-t-il un rapprochement des pays des trois régions que vous suivez ? Une union commerciale est-elle possible ?
M. Jihad Azour : Le monde évolue rapidement et nous met toujours face à de nouveaux défis. A ce titre, le FMI, dans la région du Maghreb, veut être un partenaire pour aider ces pays à avoir la capacité de dépasser des défis qui sont importants, pour assurer non seulement une stabilité économique mais aussi une prospérité sociale. Il faut que les pays aient la capacité de s’adapter rapidement aux changements dans le monde, faute de quoi ils souffrent beaucoup parce que la gestion économique devient difficile. Ces régions ont deux problèmes constants : le premier est celui du chômage des jeunes et le deuxième, relève de la faible participation économique des femmes. Ce sont des points cardinaux sans lesquels on ne peut accéder à la prospérité économique. Pour ce faire, le FMI croit que la condition première pour réussir est de nouer des partenariats solides avec chaque pays, pour lever les barrières qui existent entre les pays et les régions. En somme, créer des échanges entre les pays d’une même région est pour le FMI un objectif. Il ne s’agit pas d’unir ces pays, mais de créer des échanges entre eux pour un avenir meilleur. Le monde est varié, sur le continent africain les pays ne se ressemblent pas mais, en Europe non plus. Entre l’Allemagne et la Macédoine, par exemple, il n’y a pas de rapprochement possible. Dans tous les ensembles économiques et géographiques, il y a une diversité qui fait leur richesse.
Quelle est la région qui présente plus de similitudes et qui répond à votre ambition de rapprochement ?
M. Jihad Azour : Dans les régions, il y a certes des diversités mais aussi des points qui rassemblent les pays. Par exemple, les pays du Caucase et d’Asie centrale ont une histoire et une économie en commun, le FMI travaille avec eux pour renforcer cet espace. Il a créé un nouveau centre pour servir cette région et promouvoir un ensemble économique fort, qui leur permettra de négocier avec la Chine, la Russie et l’Asie. Cette ambition est en cours de développement. Les pays du Golfe qui partagent à la fois une géographie et le pétrole, lancent aujourd’hui des réformes, investissent dans d’autres secteurs d’activités, s’ouvrent au tourisme international. Pour les pays du Machrek où les conflits ont entamé leur capacité économique, le FMI intervient pour les aider à rebâtir des institutions et relancer leur économie en s’inspirant d’expériences d’autres pays. Il faut savoir que le Maghreb, le Machrek, les pays du Golfe et les pays d’Asie centrale, constituent une grande zone qui est au centre du monde parce que géographiquement, le plus gros du commerce mondial passe par ce corridor à travers le canal de Suez, la mer Rouge et la Méditerranée. Plus de la moitié des exportations de pétrole viennent de cette région. Ce carrefour entre 3 continents peut jouer un rôle important. Notamment, les pays du Maghreb peuvent être l’interface pour une meilleure coordination entre l’Europe et l’Afrique, c’est un potentiel énorme !
Quelles sont selon vous les évolutions intervenues dans le monde qu’il ne faut pas rater ?
M. Jihad Azour : Le monde évolue vite en effet, mais pas toujours dans la bonne direction. Il y a des directions qu’il faut amplifier, celle de la technologie, des adaptations climatiques, ce sont ces tendances que le FMI veut amplifier. Pour cela, nous avons à la fois des projets, mais aussi des programmes de financement pour les accompagner. Pour prendre l’exemple du Maroc, le FMI vient de lui accorder un nouveau financement, dit une ligne modulable, qui lui donne une forme d’assurance, tout en travaillant rapidement sur un nouveau financement en sa faveur pour un accompagnement climatique. Le Maroc a de grands besoins soutenus par d’importantes ambitions et le FMI l’accompagne en les amplifiant et les finançant en conséquence.
Pouvez-vous partager avec nos lecteurs les grands axes qui seront débattus lors des assemblées du FMI et de la BM en octobre prochain ? À la suite du sommet de Paris notamment sur le nouveau financement mondial, quelle priorité sera accordée au financement des pays du Sud ?
M. Jihad Azour : Aux réunions annuelles de Marrakech, tous les sujets d’importance seront à l’ordre du jour ! L’intelligence artificielle, la technologie, la monnaie numérique de banque centrale, le climat, les nouveaux ressorts de la croissance. Les décideurs économiques et financiers du monde entier vont se réunir à Marrakech pour penser ces grands thèmes, qui portent sur des questions d’avenir. Il y aura aussi un grand intérêt pour les problèmes du monde auxquels nous faisons tous face, comme la question de l’inflation, de la coordination des politiques monétaires, de l’accès à la finance surtout pour les pays du Sud. Naturellement, le Maroc est le bon endroit pour discuter de comment financer le développement et l’investissement dans les pays du Sud, notamment. Il s’agit d’un deuxième volet de nos discussions qui portera sur comment stabiliser, créer un environnement économique propice à la croissance et réduire l’impact du réchauffement climatique. Le troisième grand sujet d’importance à Marrakech portera sur l’inclusion parce que la croissance est importante, mais elle doit être partagée par l’amélioration des conditions sociales et d’une certaine équité. Le modèle économique doit bénéficier à ceux qui en ont le plus besoin. Pour ce faire, l’État doit gagner en efficacité et capacité à servir ceux qui ont besoin d’une assistance.
Et tout particulièrement sur le financement des pays du sud ?
M. Jihad Azour : Le FMI accorde déjà une priorité particulière au financement des pays du Sud. Au cours des dernières années, il a montré une grande flexibilité et apporté d’importantes transformations dans ce sens. Pour prendre un exemple récent, celui du choc de la crise sanitaire, le FMI a été la première institution internationale à mettre en place des lignes de financement rapides de plus de 100 milliards de dollars pour les pays qui étaient dans le besoin pour faire face au covid. La région dont on parle a été bien servie. La Tunisie a été la première à en profiter, trois semaines après le lancement de ce dispositif, avec plus de 750 millions de dollars. Le Maroc a tiré les 3 milliards de la ligne LPL, ligne de précaution et de liquidité. L’Égypte a eu accès à plus de 8 milliards de dollars, la Jordanie a réussi à adapter son programme pour tirer plus. En l’espace de deux mois, plus de 15 milliards de dollars, un montant très significatif, ont été mobilisés pour les pays de la région. De plus, le FMI a récemment augmenté ses priorités vers ces objectifs, sachant que la directrice générale du FMI vient d’un pays émergeant, et qu’elle veille à augmenter la réactivité du Fonds envers cette catégorie de pays. L’objectif ultime du FMI est que les peuples soient aidés, pas uniquement les décideurs. Par ailleurs, le FMI est toujours à l’affût d’innovations et nous avons réussi aussi à trouver un mécanisme de financement pour aider les pays à fort endettement et à faibles revenus à pouvoir reporter et réduire la charge financière de leur dette et en rééchelonner le capital.
Parlez-nous des transformations, comment sont-elles menées ? Quels en sont les piliers?
M. Jihad Azour : Dans toute transformation il y a plusieurs piliers. Le premier étant celui de la stabilité, surtout dans un monde qui fait face à des défis et une conjoncture tendue. Donc, préserver la stabilité signifie un niveau de croissance acceptable, une inflation faible, une stabilité au niveau des règlements économiques et la soutenabilité de la dette. Ce pilier est nécessaire mais n’est pas suffisant. Le second pilier repose sur la nécessité d’avoir un projet basé sur une transformation et donc des réformes qui consistent à la fois à transformer l’économie pour la rendre compétitive, et se moderniser suivant les directions de l’économie mondiale comme celles imposées par les nouvelles technologies, l’économie du climat, l’économie du savoir, la capacité à augmenter la flexibilité. Se moderniser pour un pays, c’est aussi augmenter sa productivité et sa compétitivité et rendre le secteur privé plus en charge, pour créer de la croissance et de l’emploi. A mon sens, c’est le principal pilier ! Le troisième pilier est lui aussi essentiel, il repose sur la nécessité que les gens vivent mieux, c’est-à-dire avoir la dignité du travail, une capacité à progresser socialement, de bonnes conditions d’acquisition du savoir, de l’éducation et de protection sanitaire, tout en ayant une solidarité sociale qui fonctionne. Celle-ci nécessite un État fort qui a les moyens et qui les distribue à ceux qui en ont le plus besoin. Le FMI, dans le cadre de son partenariat avec le Maroc, travaille justement sur ce programme de transformation pour améliorer les subventions par leurs bénéficiaires et les réorienter vers les couches sociales les plus démunies et les plus nécessiteuses. Les réformes sont profondes, lourdes et parfois douloureuses, mais c’est ce qui permettra d’avoir une économie saine et qui résistera aux chocs.
Un dernier mot à partager avec les lecteurs de La Nouvelle Tribune ?
M. Jihad Azour : Je souhaite aux lecteurs une bonne lecture et j’espère que l’interview a permis de clarifier certains points sur la manière dont le FMI conçoit son partenariat avec les pays de la région et tout particulièrement le Maroc. J’espère aussi que cela a clarifié certains concepts et les grands axes de travail pour l’avenir. Nous sommes heureux d’être à Marrakech pour les réunions annuelles, c’est une ville magnifique et pleine d’histoire. Je suis sûr que ce sera une occasion pour que les décideurs puissent partager et discuter de l’avenir économique du monde dans un environnement propice et stimulant.