Certes les failles et les insuffisances de notre modèle de développement furent relevées et dénoncées par plusieurs articles de presse, études et rapports d’instances nationales et internationales, bien avant la constitution de la Commission spéciale pour le nouveau modèle de développement (CSMD). Mais le grand intérêt du rapport de la CSMD relevant de son côté les mêmes failles et insuffisances, vient du fait que nous sommes là face à une instance nommée, à cet effet, par Sa Majesté le Roi, ce qui confère une reconnaissance officielle à la réalité de ces dysfonctionnements. Les prochains gouvernements, quelle que soit leur couleur politique, devront, nécessairement, se donner pour tâche prioritaire, d’y mettre fin ; leur réussite ou leur échec se mesurera à l’aune de leur succès à ce titre.
Toutefois, le grand intérêt du rapport de la CSMD, mérite qu’il y soit mis un bémol. Comme je l’ai déjà mentionné dans un précédent article, il ne nous semble pas objectivement défendable de prétendre que la CSMD a réussi à travers son rapport, à tracer les contours d’un Nouveau Modèle de Développement pour « permettre à notre pays d’aborder l’avenir avec sérénité et assurance ». En effet, fruits du labeur et de la réflexion de plus d’une trentaine d’intellectuels et d’experts marocains venant de différents horizons, et ne partageant pas nécessairement les mêmes points de vues sur les questions du développement, les propositions et les recommandations du rapport de la CSMD, ne peuvent prétendre à une grande cohérence. L’homme de gauche social-démocrate, comme le libéral ou le néolibéral, peuvent les uns et les autres, trouver à les interpréter à leur avantage.
À cet égard, si d’un côté, en ligne avec une vision social-démocrate, dans la partie I, paragraphe III intitulé ʺle changement est nécessaire et urgentʺ, le rapport de la CSMD met en avant « le besoin d’un État fort et protecteur, capable de remédier aux vulnérabilités sanitaires, économiques et sociales du pays », de l’autre, privilégiant plutôt la vision néolibérale, dans la partie II, paragraphe II ʺNouveau référentiel de développementʺ, il plaide pour « un État visionnaire et stratège, qui définit les orientations et les objectifs du développement…un État protecteur et régulateur, qui assure ses fonctions régaliennes… » ; Il n’est plus question pour l’État d’intervenir dans le champ économique.
De même, concernant l’administration publique, on lit dans la partie II du rapport (page 70), que l’amélioration de la qualité du service au citoyen requiert de l’administration de se concentrer sur les missions essentielles que sont la conception des stratégies et des politiques publiques, leur suivi et leur régulation – recommandation en ligne avec l’État visionnaire et stratège -, et de « progressivement confier les missions publiques d’exécution à des structures autonomes ou de les déléguer selon une approche contractuelle ».
Par contre, dans la partie III du rapport ʺLes leviers du changementʺ (page 153), l’appareil administratif est qualifié de levier essentiel pour l’amorçage et la conduite du changement. Il est appelé à être « porteur et cheville ouvrière de la mise en œuvre d’une partie importante des chantiers, en collaboration avec les autres acteurs… ».
Cette même ambivalence se retrouve également concernant le cadre macroéconomique. En effet, si au niveau de la partie II, paragraphe III du rapport ʺLes axes stratégiques de transformationʺ, la stabilité et la compétitivité du cadre macroéconomique sont jugées déterminantes pour l’initiative privée, et qu’en conséquence, le Maroc est appelé à préserver l’environnement macroéconomique et le système financier stables dont il bénéficie ; par contre, au niveau de la partie III ʺLes leviers du changementʺ, il est estimé que dans le cadre de la mise en œuvre du nouveau modèle de développement, « un recours accru à l’endettement à court terme est incontournable, et devrait être utilisé pour financer de manière ciblée les projets et chantiers porteurs de développement structurel et de croissance à moyen-long terme… », et que « cette approche rend nécessaire de rompre, du moins momentanément avec des règles macroéconomiques contraignantes… ».
L’Ambivalence des propositions et recommandations du rapport de la CSMD, reflète, de notre point de vue, comme déjà souligné, les différentes approches de ses membres. De fait, deux visions distinctes de modèle de développement, transparaissent en filigrane de ce rapport. L’une, d’inspiration néolibérale, dévalorise le rôle de l’État dans le développement économique des pays en développement, et accorde avantage et priorité à celui du secteur privé. L’autre, que je qualifierais d’obédience social-démocrate, assigne à l’État un rôle central dans le développement économique des pays en développement, à l’instar de ce que fut le cas pour les pays développés actuels, tout en mettant l’accent, sur l’instauration de plus de justice sociale, de meilleures conditions de vie, des services publics de qualité, et une lutte sans complaisance contre la corruption et les privilèges indus.
Il y a lieu de relever, à cet égard, que depuis le déclenchement de la crise de la dette au Maroc en 1983, la doctrine néolibérale, véhiculée par les institutions de Bretton Woods que sont le FMI et la Banque mondiale, inspire largement notre politique économique, et donc contribue grandement à façonner notre modèle de développement.
L’option néolibérale qu’a privilégiée le Maroc, sous les injonctions des institutions de Bretton Woods, lui a permis, certes, de se poser en modèle au niveau africain, sur le plan du développement économique, et même de se prévaloir, à juste titre, d’avoir mieux réussi en ce domaine, que certains pays du voisinage qui ont fait des choix politiques différents, et qui disposent de la manne pétrolière et gazière. Cependant, elle ne lui a pas permis d’atteindre un palier de croissance supérieur qui le placerait sur la trajectoire de pays qui ont réussi leur émergence économique, comme ceux du Sud-est asiatique ou même de la Turquie, ni, a fortiori, de corriger les failles et les faiblesses dont pâtit son économie, qu’elle contribue, bien souvent, à aggraver : administration publique gangrenée par la corruption et insuffisamment dotée en ressources humaines et en moyens matériels, services publics déficients, faible rendement des investissements publics, disparités sociales grandissantes, secteur privé peu compétitif face à la concurrence étrangère, dépendance quasi-totale de l’extérieur en matière technologique, fuite des cerveaux etc.
L’émergence économique du Maroc passe donc nécessairement, à notre sens, par l’affranchissement de sa politique économique, et par conséquent de son modèle de développement, des dogmes néolibéraux, et par l’adoption, à ce titre, de l’option social-démocrate.
Malheureusement, au vu des résultats des dernières élections, et de la coalition des trois partis qui vont former le nouveau gouvernement, il s’avère que c’est plutôt l’option néolibérale qui continuera de prévaloir.
La gauche marocaine, censée porter l’option social-démocrate du modèle de développement, « n’est plus que l’ombre d’elle-même », comme le relève, à juste titre, Fahd Yata dans un récent éditorial de la Nouvelle Tribune. La droite conservatrice et libérale n’a même plus besoin de la gauche en tant qu’appendice ou force d’appoint, comme ce fut le cas lors des derniers gouvernements.
La gauche marocaine paie ainsi le prix de n’avoir pas su adapter son référentiel idéologique et ses outils d’analyse, à une époque qui a consacré le triomphe de la démocratie pluraliste et l’économie de marché.
La cure d’opposition, quelque peu forcée, permettra, espérons le, à la gauche marocaine de se reconstruire pour retrouver son rayonnement d’antan, car sans une gauche forte, en mesure d’imprimer sa marque à la politique économique nationale, la démocratie marocaine demeurera boiteuse et l’émergence économique du pays hors d’atteinte.
Mohamed Kabbaj
[1] Se reporter à l’article intitulé « à propos du rapport de la Commission spéciale pour le nouveau modèle de développement » publié le19/07/2012 dans la plateforme numérique de la Nouvelle Tribune.