Une mule nous a fait parvenir cette lettre ouverte que nous publions bien volontiers.
Monsieur Le Ministre des Transports.
Je suis une mule et j’ai été désignée par les mules et les mulets à l’issue de notre récent congrès pour vous adresser une requête. Et comme il n’y a pas de ministère de la condition animale et que notre métier, c’est le transport, c’est donc tout naturellement à vous que je m’adresse. De quoi s’agit-il ?
Comme la plupart de mes congénères, j’habite et je travaille à la périphérie de Marrakech dans des conditions préfigurant l’enfer. Tirer sans arrêt des chargements très lourds ne nous fait pas peur ; nous sommes des travailleurs.
En revanche, nous ne comprenons pas pourquoi les muletiers nous frappent systématiquement et violemment alors qu’on ne refuse jamais d’avancer. Ils rythment les coups de cravache, de lanière de cuir ou de bâton selon leurs humeurs.
Et s’il nous arrive de caler à cause d’un chargement trop lourd, ils pensent nous faire avancer plus vite en cognant encore plus fort, quelquefois même avec des barres de fer, sur les mêmes plaies ankylosées, là où les poils ne repoussent plus depuis longtemps.
C’est la même cadence infernale de l’aube à la nuit tombée. Nous n’avons le droit ni d’être fatigués, ni d’être malades, ni de tomber en panne comme ces triporteurs importés de Chine.
Vous devez penser que telle est fatalement notre destinée et que vous n’y pouvez rien. Si telle est votre conviction, quid alors de toutes ces balivernes que vous vous échangez entre humains à longueur d’année, sur la miséricorde divine et sur ces prophètes et leurs compagnons qui recommandent d’aimer les animaux puisqu’ils sont des créatures divines ?
Accordez-moi l’audace de pointer ces petites lâchetés et permettez-moi de mieux nous faire connaître.
Nous sommes mal nés parce que nous existons par accident, suite à l’accouplement grotesque d’un âne et d’une jument. Depuis toujours, nos petits naissent du hasard des rencontres manigancées aux marchés aux bestiaux, lors de sordides traquenards montés par les humains pour produire des bêtes de somme.
Cela se passe au cours de saillies furtives et de copulations volées dans des enclos à la sauvette, entre les juments et les ânes, là où rien n’inspire l’amour, ni la tendresse et où tout n’est que crottes, bouses, violence et odeurs pestilentielles.
Essayez d’expliquer à vos écoliers que nous sommes nés pour ne pas avoir d’enfants, que nous sommes des bêtes stériles et que cependant nous pouvons avoir des enfants qui ne sont pas de nous. Ils n’y comprendront rien parce que l’absurde se mêle à la quadrature du cercle ; c’est une mule qui vous le dit.
Mais ne leur dites pas que nos petits se font tout le temps traiter de bâtards, y compris par les ânes. Il est vrai que nous partageons avec les ânes et les ânesses, les mêmes fournées de coups quotidiens, mais ils restent néanmoins plus chanceux que nous puisqu’ils peuvent s’aimer et fonder une famille. L’amour chez les ânes reste toujours l’amour, avec des préliminaires d’ânes, différents des vôtres certes, même si – sauf votre respect – il vous arrive de vous vanter de faire l’amour comme des bêtes.
Privés d’accouplement, nous sommes donc interdits d’amour et d’affection. Les hommes nous disent que c’est écrit dans nos gênes. La belle affaire ! Parlez-en à votre épouse. Dites-lui qu’une mule vous a écrit pour se plaindre de n’être jamais courtisée et de n’avoir jamais entendu de mots d’amour. Je suis certaine qu’elle me comprendra.
Vous conviendrez, monsieur le Ministre, que tout ceci est injuste et anormal et vous devez savoir certainement que même le Prophète Salomon, un brave homme pourtant, n’a rien pu faire pour arranger les choses ; lui qui aimait tant les animaux.
Non seulement nous sommes mal nés mais nous ne sommes pas beaux non plus. Les mulets sont réputés tristes. Ils ont le poil terne et le teint terreux. Ils sont difformes, jamais alertes et même quand ils sont jeunes, ils ne gambadent pas comme les poulains et les ânons. D’autre part, nous savons qu’il n’y aura jamais ni de salon du mulet, ni de fête du mulet. Citez-moi un seul tableau de peinture représentant un mulet ; un seul poème à la gloire d’une mule. Avez-vous déjà pris la pose à côté d’un mulet ? Admettez que quand vous traitez quelqu’un de « mulet », ce n’est pas pour vanter son ardeur à la tâche mais pour le rabaisser et quand vous dites de quelqu’un que c’est une « tête de mule », ce n’est sûrement pas pour le complimenter. Bref, rien qui fasse envie et tout pour faire pitié, alors pourquoi ajouter le malheur à la malédiction ?
Voilà pourquoi nous haïssons les muletiers des villes. Savez-vous que lorsque l’un de nous est très malade ou qu’il est trop vieux pour travailler, l’homme le défait de la charrette et l’emmène finir sa vie loin de l’endroit où il dort habituellement pour ne pas avoir à s’occuper de son cadavre ? Il mourra dans la solitude et la poussière, comme les chiens errants. Ce jour-là, il n’y aura ni mule ni mulets pour le pleurer.
Si cela vous semble improbable, passez donc à la fin du jour à Souk Eddebbène sur le bord de l’oued Issyl, ou à la sortie de Chouhada, le long de la route qui mène vers Ouarzazate et arrêtez-vous un instant devant ces silhouettes d’animaux immobiles. Vous trouverez des vieux mulets exténués, la langue pendante, le souffle saccadé et l’œil presque clos.
Il y en a qui boitent, d’autres qui ont des plaies ouvertes. Leurs maîtres les ont abandonnés puisqu’ils sont devenus inutiles. Parfois une bête s’effondre devant vous, dans un dernier râle silencieux, comme pour ne pas déranger et comme pour s’excuser de vous encombrer de son cadavre. Elle soulève de petits nuages de poussière dans un dernier sursaut de ses pattes en fin de vie.
Les autres bêtes qui tiennent encore debout savent qu’elles n’en ont plus pour longtemps et que tout à l’heure, au petit matin, on viendra enlever le cadavre pour faire place nette sur les abords de cette route toute neuve qui mène vers les terrains de golfs et les belles résidences.
Enfin, pour revenir à l’essentiel, permettez-moi de vous préciser que nous ne demandons pas l’impossible. Dites seulement à vos hommes de nous éviter le martyr, de ne plus nous frapper sans raison et de nous laisser nous éteindre dans le calme.
Comme tous les travailleurs, nous avons notre dignité et nous n’attendons pas de faveur. Va encore pour une vie sans égards ni gloire, mais laissez-nous un peu de dignité quand vient la mort. Dites-le dans vos mosquées, dans vos écoles, dans les souks et dans tous les rassemblements des humains. Dites qu’on cesse de nous violenter inutilement puisque nous sommes nés pour travailler. Serait-ce trop vous demander après vous avoir tant donné ?
La déléguée des mules et des mulets.
Lettre traduite par Saad Khiari, Cinéaste – Auteur