
Les grandes révolutions industrielles ont été historiquement étalées sur quelques dizaines d’années, permettant à l’humanité et à l’économie mondiale d’absorber l’apport des nouvelles innovations induites par ces révolutions. Le monde connait aujourd’hui une double révolution industrielle, celle du numérique et celle de l’énergie. Internet, la blockchain, l’intelligence artificielle, les cryptomonnaies, émanent de la même dynamique d’innovation et de disruption de l’existant, que la révolution ferroviaire par exemple. Le numérique induit de nouveaux champs d’activité humaine, des compétences et des industries nouvelles. Les débats actuels sur l’intelligence artificielle, sa capacité à bouleverser l’organisation mondiale du travail notamment, montrent que personne ne saurait prédire l’aboutissement de cette révolution.
L’autre révolution, celle donc de l’énergie, est tout autant fondatrice d’un nouveau modèle que la précédente, mais ses causes et sa finalité sont éminemment plus cruciales. Le monde profite aujourd’hui de la technologie et de la numérisation, mais foncièrement, l’humanité pourrait s’en passer (et devrait peut-être déjà s’en détacher un peu). En revanche, la révolution énergétique s’appuie sur des paradigmes autrement plus inquiétants, ceux du dérèglement climatique, de la raréfaction des ressources fossiles, de l’eau en particulier, et donc de la survie même de l’humanité dans son mode de vie actuel. Comme pour les révolutions précédentes, ce sera à qui saura se tailler une place dans ces nouvelles dynamiques, pour espérer perdurer dans le monde de demain. Cela prend la forme dans beaucoup de cas, fort heureusement, de luttes commerciales ou économiques entre les grandes et moins grandes puissances mondiales, mais cela peut aussi conduire à un durcissement, voire à la création de terrains belliqueux entre les protagonistes étatiques. La question de la production des micro-processeurs, l’accès aux métaux précieux qui sont vitaux à la production électronique, sont aujourd’hui au cœur des tensions militaires entre la Chine, Taïwan et les États-Unis, pour ne citer que ce cas.
Dans le domaine de l’énergie, les rapports de force entre les détenteurs de ressources naturelles fossiles et les pays qui en consomment le plus pour les besoins de leurs économies, ont déterminé la face du monde de la fin du 19ème au début du 21ème siècle, de Laurence d’Arabie à Saddam Hussein et Kadhafi. Aujourd’hui, la lutte contre les effets du changement climatique est en train de rebattre les cartes de la géopolitique mondiale, parce que contrairement à la révolution numérique, l’horloge tourne et le temps joue contre nous. D’autant que le challenge n’est pas seulement d’être compétitif économiquement dans un monde globalisé, mais bel et bien d’assurer la sécurité énergétique et alimentaire des populations.
Dans ce contexte, le Maroc a de nouvelles cartes à jouer, même si la partie n’est pas gagnée d’avance. S’il serait illusoire d’attendre du Maroc de devenir un leader mondial de l’économie numérique, malgré tous les « MoroccoTech », dans le cas de l’économie verte, le Royaume a déjà placé un certain nombre de jalons à même de le positionner à l’international et dans sa sphère régionale. Dans le domaine de l’énergie, le Maroc bénéficie déjà d’une exploitation réelle de son potentiel de captation des énergies solaire et éolienne. Mais, surtout, contrairement au modèle précédent pour les énergies fossiles où les pays détenteurs de ressources se contentaient d’en monnayer les prix, le Maroc avance dans une stratégie d’innovation industrielle dont l’objectif est d’être un acteur de la transformation énergétique. Deux exemples se distinguent dans cette stratégie, d’une part l’hydrogène vert et d’autre part le dessalement de l’eau de mer. Bien que ces stratégies soient encore récentes et ne datent que de quelques années, elles témoignent a minima de l’orientation que prend le pays vers la recherche et la transformation plutôt que l’exploitation pure et simple des ressources dont il dispose. La question de l’eau semble d’ailleurs enfin être arrivée à un tournant de prise de conscience nationale, pour le meilleur on l’espère.
A l’image de l’OCP dont l’exploitation du phosphate et de ses dérivés est devenue un atout géostratégique de taille pour le Maroc, sans compter l’apport considérable au budget de l’État, notre pays doit accélérer le pas pour se garantir une place dans cette nouvelle spécialisation mondiale et contribuer à la création de valeur de cette nouvelle industrie verte vers laquelle, contrairement au numérique, nous sommes obligés de nous arrimer solidement. D’autant que les enjeux énergétiques ne s’arrêtent pas à la dimension des énergies renouvelables. Le gazoduc Nigeria-Maroc, ce projet ambitieux qui devrait couvrir 5600 km à travers 11 pays africains, le rendant au passage le plus long de son genre dans le monde, qui sera connecté au gazoduc Maghreb-Europe et donc au réseau gazier européen, porte aussi les mêmes enjeux, ceux de positionner le Maroc au cœur de sa sphère régionale et sur le nouvel échiquier mondial des énergies de demain. En espérant qu’il n’y aura pas de l’eau dans le gaz…
Zouhair Yata