P 35 marche de la dignite Aït Bouguemez

Le Maroc à deux vitesses : Entre grandes ambitions et réalités contrastées

Le Maroc à deux vitesses : Entre grandes ambitions et réalités contrastées

P 35 marche de la dignite Aït Bouguemez

Le 9 juillet dernier, les habitants de la vallée d’Aït Bouguemez, située dans la province reculée d’Azilal, ont entrepris une marche de protestation symbolique vers Azilal, couvrant des dizaines de kilomètres à pied pour alerter les autorités sur leurs conditions de vie précaires. Ce cri du cœur mettait en lumière la réalité d’un Maroc souvent oublié, loin des grands axes médiatiques et politiques. Routes impraticables, absence flagrante de services sociaux de base, infrastructures vétustes et exode rural massif ont constitué l’essence de leurs revendications.

Cette marche est le reflet d’une fracture profonde qui divise aujourd’hui le pays : d’un côté, des régions urbaines telles que Casablanca, Rabat, Tanger et Marrakech qui monopolisent les investissements, les grands projets d’infrastructure et les opportunités économiques ; de l’autre, des zones rurales et semi-rurales laissées pour compte, condamnées à un isolement économique et social chronique.

L’illusion d’une modernité accessible à tous, propagée par une politique de grands travaux et de projets digitaux ambitieux, masque en réalité d’importantes disparités socio-économiques. En témoigne le récent scandale lié à la fuite massive des données de la Caisse Nationale de Sécurité Sociale (CNSS). Ce fiasco digital a exposé au grand jour les faiblesses structurelles d’une administration numérique déployée à grande vitesse mais sans une sécurisation adéquate, affectant directement des millions de citoyens marocains, souvent parmi les plus vulnérables.

Par ailleurs, si l’urbanisation rapide des grandes métropoles est souvent vantée comme un signe de progrès, elle cache une réalité bien moins reluisante. Certes, Casablanca, Rabat ou Tanger disposent d’infrastructures nouvelles telles que des tramways et des autoroutes modernes, mais cela ne suffit pas à masquer les insuffisances flagrantes en matière de mobilité urbaine. Les embouteillages interminables et l’absence de transports publics efficaces poussent les citoyens vers un recours au transport privé coûteux ou risqué, illustrant une mobilité urbaine à deux vitesses, excluant les moins aisés.

L’éducation constitue un autre exemple criant de cette fracture. Le secteur public souffre d’un sous-investissement chronique, d’un manque criant de personnel qualifié, et d’infrastructures vétustes. La conséquence est que les familles qui en ont les moyens se tournent systématiquement vers les écoles privées, créant ainsi un système éducatif à deux niveaux. Cette situation entretient les inégalités dès le plus jeune âge et limite les perspectives d’avenir des classes populaires, notamment dans les régions rurales où l’accès même à une école décente demeure difficile.

La santé, censée être un pilier fondamental du développement humain, n’échappe pas à ce clivage. Le secteur public peine à répondre aux besoins élémentaires des citoyens en termes d’accueil, de traitement, de disponibilité de médicaments et d’équipements médicaux modernes. Les grandes villes ne sont pas épargnées par cette crise sanitaire, bien que les habitants aient au moins la possibilité de recourir au secteur privé, souvent à des coûts prohibitifs. Pour les citoyens ruraux ou périphériques, la situation est encore plus critique avec l’absence quasi-totale de structures sanitaires viables.

Le projet ambitieux de généralisation de la protection sociale lancé récemment par le Royaume se heurte, lui aussi, à des réalités complexes. Malgré les discours politiques rassurants, la concrétisation sur le terrain demeure extrêmement lente. Le manque de moyens financiers, les lourdeurs bureaucratiques et la faiblesse du système administratif empêchent un déploiement rapide et équitable. Ainsi, les populations les plus vulnérables continuent de subir les conséquences directes de ces retards, accroissant leur précarité déjà extrême.

Le marché de l’emploi constitue un autre terrain illustrant cette fracture. Les grandes villes attirent l’essentiel des investissements, concentrant ainsi les opportunités économiques et les emplois qualifiés. À l’opposé, les régions périphériques et rurales voient leurs jeunes diplômés forcés de migrer vers les métropoles ou vers l’étranger, aggravant encore davantage l’exode rural et la désertification économique des territoires oubliés.

Les politiques agricoles viennent renforcer cette dichotomie. Le Plan Maroc Vert a certes permis une modernisation relative du secteur, mais principalement au profit des grands exploitants agricoles capables de capter les subventions et les investissements. Les petits agriculteurs, majoritaires dans les campagnes marocaines, n’ont guère vu leur quotidien amélioré. Ils restent largement dépendants d’une agriculture de subsistance précaire, exposée aux aléas climatiques et à l’épuisement des ressources hydriques.

Même dans le domaine touristique, vitrine par excellence du pays à l’international, les disparités sont flagrantes. Marrakech ou Agadir attirent la majorité des flux touristiques grâce à des infrastructures développées et une promotion active, alors que des régions entières, dotées pourtant d’un patrimoine culturel et naturel riche, restent inexploitées et ignorées.

À l’aube de la Coupe du Monde 2030, organisée conjointement avec l’Espagne et le Portugal, le Maroc ambitionne de présenter une image moderne et développée. Les grands stades, les infrastructures routières et les projets urbains spectaculaires seront certainement au rendez-vous. Mais l’enjeu véritable pour le pays dépasse largement le cadre sportif. La réussite réelle ne sera mesurée qu’à l’aune des améliorations concrètes et durables apportées à la vie quotidienne des citoyens, notamment ceux des régions marginalisées.

Réduire les écarts existants impose donc une révision profonde des priorités nationales. Cela nécessite une réorientation des politiques publiques, privilégiant enfin des investissements massifs dans les secteurs clés que sont l’éducation, la santé, la mobilité et l’agriculture, particulièrement dans les régions périphériques. Sans cette prise de conscience et cette volonté d’agir, le Maroc continuera malheureusement d’évoluer à deux vitesses, avec le risque de voir s’aggraver les tensions sociales et de compromettre durablement son ambition de développement inclusif.

 

Ayoub Bouazzaoui

Les articles Premium et les archives LNT en accès illimité
 et sans publicité