Face à l’ampleur inédite de la crise causée par la pandémie Covid-19, les réponses des pouvoirs publics de par le monde ont mobilisé des sommes colossales, qui elles-mêmes ont dû être utilisées de manière juste et précise pour limiter autant que peut les conséquences dévastatrices de cette crise. Et à travers le globe, les gouvernements se sont majoritairement appuyés sur des approches territorialisées, du fait de l’asymétrie des effets de l’épidémie non seulement entre les pays, mais aussi à l’échelle régionale et locale.
Ainsi, sur le plan sanitaire, ont été adoptées des approches territorialisées en lien, notamment, avec la fermeture des établissements scolaires et des restaurants, les confinements et les déconfinements progressifs qui sont appliqués à certaines localités ou régions (en Australie, Canada, Colombie, Europe…) ainsi que le lancement et l’adoption d’une gestion territoriale des campagnes de vaccination. Sur le plan socioéconomique, les autorités locales ont entrepris des mesures de proximité, ciblées et diversifiées au niveau local. Et du point de vue de la finance, tous les pays de l’OCDE ont lancé des dispositifs de mesures ciblant l’amélioration de la situation financière et budgétaire des collectivités territoriales, à travers un ciblage particulier des territoires les plus touchés par la crise (Autriche, Chili, France, Italie, Corée…) alors que d’autres ont lancé ou accéléré les réformes des finances locales (France, Islande, Espagne, Royaume-Uni…).
Des réponses régionales et locales
L’adoption quasi-généralisée de ce type de mesures n’est pas sans raison. En effet, la crise a exacerbé la problématique de la trop forte centralisation des pouvoirs et des finances, notamment dans un contexte où la circulation des biens et des personnes était particulièrement délicate. Cela a montré qu’il faut, plus que jamais, renforcer l’autonomie et les moyens des régions, afin que chacune puisse adopter des actions de proximité liées à leur environnement particulier.
Au Maroc, la question de la régionalisation avancée ne date pas de la pandémie, loin de là. Le projet de régionalisation avancée est inscrit dans la constitution de 2011, et a eu comme première conséquence le nouveau découpage régional de 2015.
Dans le but de mieux jauger l’effet de la crise sur chaque région en particulier, ainsi que l’efficacité des moyens déployés pour y faire face, la Direction des Etudes et Prévisions Financières (DEPF) du ministère de l’Economie et des Finances a publié un ouvrage de recherche au mois de juin, avec l’appui de la Banque Mondiale et sous la direction de Mme Fatna El Hattab, Chef du service de l’analyse des données, intitulé «Les territoires face à la pandémie COVID-19 : Impact sur l’économie des régions». «Au-delà des réponses globales, somme toute importantes, les mesures déployées à l’échelle territoriale des pays se sont avérées salutaires, du fait de la proximité des acteurs locaux et la meilleure connaissance qu’ils ont des réalités économiques et sociales», explique ainsi la DEPF en préambule.
Ainsi, les conséquences de la pandémie ont touché les régions de manière très différenciées, selon leurs principales activités économiques, ainsi que leur niveau de développement. A titre d’illustration, si les régions de Casablanca-Settat et Rabat-Salé-Kénitra ont enregistré les plus grands nombres de cas au niveau national, avec respectivement 41% et 14,4% du total, elles affichent aussi le plus petit nombre d’habitants par médecin (1015 et 835), et ainsi des taux de létalité largement inférieurs aux autres régions. A l’inverse, la région de Beni-Mellal-Khénifra dispose d’un médecin pour plus de 2 500 habitants, et affiche l’un des taux de létalité les plus élevés (2,9%).
Le poids de l’informel
Un autre facteur important influant les conséquences sociales et économiques de la crise a été le niveau de l’informel. Ainsi, les régions avec une forte présence de l’emploi informel ont été durement touchées par la hausse du chômage et par la baisse du taux d’emploi. Par exemple, la région de l’Oriental, qui se caractérise par la présence d’une grande part de l’emploi informel dans l’emploi non agricole régional, a enregistré un niveau élevé de l’écart du taux de chômage comparativement au niveau national (+6,9%).
Les différents secteurs composant l’économie de chaque région ont également, bien sûr, fortement influé l’impact de la crise. Les secteurs les plus touchés dépendent généralement de la demande externe qui est fortement impactée par les mesures sanitaires adoptées, par l’arrêt partiel ou complet de l’activité et la rupture des chaines de valeur et d’approvisionnement mondiales. Il s’agit notamment des activités de l’hôtellerie et restauration dont la valeur ajoutée a baissé de 55,8% entre 2019 et 2020, du transport (-27,4%) et des industries mécanique, métallurgique et électrique (-21,3%, principalement celles liées à l’automobile, à l’aéronautique…).
Trois groupes de régions ont été identifiés eu égard à leurs taux de perte de valeur ajoutée. Le premier groupe, profondément impacté, est constitué par les régions spécialisées dans les activités liées au tourisme, aux activités fortement dépendantes des chaines de valeurs mondiales ou celles caractérisées par une présence importante de l’emploi informel. Il s’agit des régions de l’Oriental, Marrakech Safi, Souss Massa et Béni Mellal avec des pertes allant de 9,8% à 6,8%.
Le deuxième groupe formé des régions modérément touchées par cette crise avec une perte aux alentours du niveau national (-5,3%) qui sont généralement spécialisées dans les secteurs modérément impactés par la crise sanitaire et dont la part de l’emploi informel est relativement faible. Il s’agit des régions de Laâyoune Sakia El Hamra, Guelmim Oued Noun, Fès Meknès, Casablanca Settat et Dakhla Oued Ed Dahab.
Le troisième groupe, considéré relativement résilient aux effets de la crise, est caractérisé par une présence relativement élevée des activités de support, des activités non marchandes administrées ou activités ayant profité de cette crise. Ce groupe est constitué des régions de Tanger Tétouan Al Hoceima (-1,6%), Rabat Salé Kenitra (-2,5%) et Drâa Tafilalet (-4,3%).
De profonds changements conseillés
Les conclusions de cette étude sont assez claires, et confortent les principes derrière la régionalisation avancée entreprise par le Maroc. En effet, la crise du covid-19 a mis clairement en relief le rôle clé des collectivités territoriales (CT) en matière de gestion de la pandémie, à travers leur contribution à la continuité des services publics dans des secteurs clés comme l’éducation, la santé et le transport, mais aussi au vu de leur participation à l’effort de relance économique.
C’est pourquoi, dans la perspective de renforcer les capacités d’action des acteurs territoriaux et en faire un levier d’accélération de la transformation structurelle portée par le nouveau modèle de développement, la DEPF a formulé plusieurs recommandations. Tout d’abord, il s’agit de la promotion d’une gouvernance inclusive et multidimensionnelle orientée vers l’objectif de promouvoir durablement l’équité spatiale : la coordination entre les niveaux central et local doit être renforcée et axée sur une solidarité régionale et nationale fondée sur la proximité, le réseautage et la flexibilité au niveau de la prise de décision. Dans ce cadre, il importe d’œuvrer activement en faveur du renforcement des moyens d’action des acteurs territoriaux et de leur dotation en compétences suffisantes pour accompagner la mise en œuvre des chantiers structurants de développement.
Par ailleurs, la DEPF conseille la réduction des degrés de dépendance des chaînes d’approvisionnement à travers la diversification du secteur productif, la création des industries de substitution et la création d’un écosystème industriel au niveau local, tenant compte des avantages comparatifs des différentes régions. De même, elle prône l’accélération du déploiement sectoriel et territorial de la réforme du système de protection sociale, afin notamment d’atténuer le poids du secteur informel, renforcer les filets sociaux et améliorer la résilience des tissus productifs locaux. Cela devra passer par un renforcement de la capacité budgétaire des collectivités locales afin de maintenir et de consolider les services publics. Et le digital a une place de choix parmi ces recommandations, à travers l’instauration d’une intelligence collective basée sur la numérisation des territoires à travers, notamment, la simplification des procédures, l’investissement dans le domaine du numérique, comme levier de renforcement de la connectivité des territoires et d’impulsion de leur contribution au développement de l’économie nationale et sa diversification.
Dans le cadre de l’adoption du nouveau modèle de développement, la crise aura ainsi mis en évidence, à tous les niveaux, du besoin impérieux pour le Maroc de poursuivre et accélérer le grand chantier de la régionalisation avancée, facteur incontournable de la réduction des inégalités de développement au sein du Royaume.
Selim Benabdelkhalek
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