Nous publions ci-après un texte comme il en existe peu de nos jours et dans notre presse. Il est issu de la plume d’un intellectuel de haut vol, pétri de culture et d’intelligence, à l’humour aussi fin que caustique. Son texte, qui est valable en tous lieux de notre sphère arabo-musulmane (sans oublier les amazighs), est un tel un bijou finement ciselé par un orfèvre, et je crois que chacun saura l’apprécier à sa juste (et haute) valeur.
Fahd YATA
Le nom de mon père ne vous dira rien. Retenez juste qu’il était barbier. Barbier de père en fils. Au village, il était le doyen des barbiers. Il rasait à l’ancienne avec un vrai rasoir à main qu’il passait avec une dextérité virile sur le cuir à rasoir. Le facteur qui parlait français, appelait ça le shlass ou le coupe-choux. Je n’ai jamais su pourquoi.
L’univers de mon père, c’était le bol métallique, la mousse à barbe malaxée avec un blaireau aux poils blancs et les aller et retour de la lame dont il débarrassait à chaque passage, la mousse et sa récolte de poils à barbes sur une espèce de dérouleur de papier en acier blanc sur laquelle il y avait cette inscription qui est restée longtemps pour moi un mystère : razor-wiper. A l’époque personne ne parlait anglais au village.
Ses clients étaient des gens modestes qui venaient en nombre le vendredi matin avant la grande prière.
J’étais petit. J’aimais bien écouter les adultes parler des récoltes, des soldats de l’armée française qui allaient bientôt partir, des préparatifs des mariages, des enfants et de l’école, des champions de dominos…
Il y aurait beaucoup à dire sur son métier qui disparaît à une allure inquiétante. Mon père a bien tenté de résister à l’intrusion des rasoirs individuels et des jetables, mais il a dû ranger définitivement ses outils et céder sa boutique à un marchand de lingerie féminine tenue par un barbu : imposture et hypocrisie. Il ne pouvait que se résigner à ce qu’il considérait comme un ultime pied de nez du destin.
Non seulement la clientèle se faisait de plus en plus rare depuis l’épidémie des longues barbes sauvages qui poussent à l’ombre des minarets, mais il n’avait pas d’autre choix que de céder sa boutique, qui plus est à un barbu qui pourtant fait commerce de pudibonderie et de séquestration de la femme dans un voile intégral noir et dont la science consiste à conseiller ses clientes sur le choix du soutien-gorge, la taille, la couleur, l’échancrure, le frou-frou des petites culottes et l’indécence des strings que Dieu les en garde !
Mon père ne comprenait pas et moi non plus, pourquoi ces gens qui affichent leurs barbes pour nous expliquer qu’ils sont des musulmans pratiquants et rigoureux, se retrouvent à partager l’intimité des femmes des autres et à se lisser la barbe lorsque la lubricité éloigne la pudibonderie à la vue de la première culotte en soie rouge délicatement déployée par des doigts caressants, alors que tout le monde nous dit que ces gens-là entreprennent leurs légitimes moitiés dans le noir, pour ne pas tenter ce pauvre Satan.
Je l’entends souvent dire à ses vieux amis qu’on vit une drôle d’époque et je comprends de plus en plus son désarroi. Il faut l’entendre parler de son métier avec tellement de fierté. Du reste, s’il est encore très respecté au village c’est parce que la plupart des anciens qui sont encore en vie, ne trouvent rien à redire et parfois même rougissent quand il leur rappelle que c’est lui qui les a aidés à devenir des hommes puisqu’il les a tous circoncis. Forcément, avec l’homme qui vous a coupé le bout de prépuce inutile, on garde des liens de proximité intime pour ne pas dire de subordination. Tous les mâles du village sont passés chez lui quand ils avaient entre quatre ou cinq ans et la plupart ont été plus effrayés par les adultes qui les immobilisaient que par le geste précis et furtif de l’artiste qui vient de les accompagner dans le rite de passage.
Il aime bien aussi rappeler la cohue du mardi, veille du jour de marché, quand le village s’animait au fur et à mesure de l’arrivée des gens de la campagne. Beaucoup ne venaient chez lui que pour se faire enlever « le mauvais sang ». On ne sait s’il faut parler de patient ou de client car mon barbier de père leur faisait des incisons au rasoir des deux côtés de la nuque et flambait un bout de papier avant de plaquer immédiatement sur l’endroit de la saignée une ventouse en métal qui adhérait à la nuque pour recueillir le « mauvais sang ». C’est aussi une autre facette de l’art du barbier et cela a disparu aussi à cause de la concurrence déloyale des médecins du village et du dispensaire qui ont remplacé
les saignées par des comprimés. Ils appellent ça la tension.
Mais ça ? C’était il y a longtemps.
Quelquefois pour le taquiner, ses vieux amis l’accusent de détester les salafistes parce qu’ils ont importé la mode de la barbe sauvage et parce qu’ils ont tué la profession. Il s’en défend bien entendu et répond que s’il ne les aime pas c’est parce qu’ils n’ont rien compris à l’islam et parce que chaque fois qu’ils reviennent de la Mecque, ils apportent dans leurs têtes et dans leurs baluchons des idées bizarres qui sèment la discorde entre les gens et que c’est à cause d’eux qu’il y a des troubles au village, qu’il y a la zizanie dans les familles et que tout le monde est triste. Ce n’est pas parce que c’est mon père, mais je suis de son avis. Son père était barbu mais sa barbe sentait la bonté et l’odeur du paradis.
Saad Khiari
Cinéaste-Auteur
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