Fatim Bencherki, issue d’un milieu favorisé, diplômée des meilleures écoles françaises et anglaises, investie durant huit ans dans l’industrie télécom, a tout lâché à 29 ans.
Non pour «un hobby de bourgeoise», comme elle le dit si bien, mais pour vivre sa passion et vivre de sa passion, l’audiovisuel.
En recommençant à zéro une nouvelle vie professionnelle, en bénéficiant d’un mentor, (et non des moindres), Nabil Ayouch, elle a mis sa détermination, son intelligence et ses aptitudes au service de Jawjab, créé par Ali n’Productions, un incubateur audiovisuel pour les jeunes qui, comme elle, voulaient vivre leur passion mais sans en avoir les moyens.
Aujourd’hui, elle est elle-même réalisatrice et productrice et, bien évidemment, ne regrette rien !
La Nouvelle Tribune :
Pouvez-vous nous décrire votre parcours ?
Fatim Bencherki : Mon parcours est plutôt atypique. J’ai commencé par des études en commerce international. J’ai eu le cheminement général un peu classique à l’étranger, (Angleterre, France) et un master en innovation et achats industriels pour me diriger vers l’industrie au début de ma carrière professionnelle.
Et donc j’ai travaillé 8 ans dans l’industrie télécom, un milieu très technique, avant de décider de suivre vraiment ma passion qui était le cinéma et l’audiovisuel en général.
Quand et comment cette passion est-elle née ?
Elle est née très tôt, mais je ne l’ai jamais considérée comme quelque chose dont je pourrais vivre. Mais, c’était vraiment une passion… j’étais cinéphile et je m’occupais de cela pendant mon temps libre.
C’est très dur d’enfouir une passion aussi vivante et aussi brûlante, alors, à 29 ans, je me suis demandée si j’allais passer toute ma vie à me poser la question et au lieu de choisir le confort et la sécurité, j’ai décidé de me lancer.
Aviez-vous une formation technique particulière dans ce domaine ?
Non, aucune. J’étais dans mon bureau et j’ai envoyé un mail à Nabil Ayouch que je ne connaissais pas. J’ai trouvé son adresse sur internet et j’ai écrit un mail en disant « voilà, je veux faire une reconversion dans l’audiovisuel, je n’ai personne autour de moi qui travaille dans ce milieu, je cherche juste à parler à quelqu’un pour me conseiller » et le lendemain j’étais assise avec lui dans son bureau.
Franchement, je pense qu’il n’était pas très convaincu en me voyant. J’avais plutôt l’air d’une banquière BCBG. Mais, il a été décisif puisqu’il m’a proposé de découvrir ce milieu-là en m’ouvrant les portes de sa boîte de production.
J’ai donc commencé par un stage à 29 ans, après des années de travail acharné, je devais tout recommencer à zéro et ça a été le début d’une aventure incroyable.
Quelle était la nature du stage ?
Nabil Ayouch a d’abord mis à profit ma formation commerciale et technique pour commencer à imaginer un projet de formation pour les jeunes dans l’audiovisuel, un milieu très inaccessible pour eux.
En même temps, je pouvais assister aux tournages et me former et il me montrait les ficelles du métier, du montage à la production.
Le stage a duré un mois et il m’a proposé un poste après ça. Comme c’est un domaine créatif, rien n’était acquis et j’étais encore en période de test.
Il fallait que je prouve que je voulais en faire un métier et pas un hobby de bourgeoise qui fait un caprice. J’ai commencé par faire du développement pendant une année, puis le projet de formation pour lequel j’étais entrée en stage a évolué dans nos esprits et un jour on s’est dit pourquoi on n’unirait pas ce projet de formation dans l’audiovisuel avec l’essor d’internet au Maroc, porté par le dynamisme de la jeunesse.
Nous avons alors créé l’incubateur Jawjab.
En quoi consistait ce projet ?
Avec Nabil Ayouch et Amine Benjelloun, qui est le directeur général d’Ali n’Productions, notre objectif était d’offrir un espace d’expérimentation aux jeunes qui aujourd’hui font des vidéos avec leur téléphone seulement et qui utilisent internet comme un mode d’expression très libre.
C’est une tribune libre qui est magnifique pour les jeunes.
On a ouvert un local gratuit aux jeunes pour leur permettre de faire de la vidéo.
Installé au quartier Bourgogne à Casablanca, Jawjab est avant tout un studio de tournage avec tout ce qu’il faut, des caméras, des stations de montage, des professionnels encadrants.
Mais, on ne s’arrête pas seulement à la vidéo. Tout le monde peut faire du graphisme, des activités annexes. L’essentiel, c’est de libérer les énergies positives, artistiques, des jeunes en levant leurs contraintes.
Vous avez, d’une certaine manière, reproduit ce que vous avez vécu à vos débuts dans ce domaine…
Oui exactement, comme j’ai trouvé de l’aide au sein d’Ali n’Productions avec des gens qui m’ont formé, qui m’ont aidé simplement en s’asseyant à côté de moi, en décryptant ce que voulait dire tout ce monde-là.
J’étais heureuse de pouvoir contribuer à une forme de transmission. La créativité ce n’est pas juste un don, ça se travaille. Et beaucoup de jeunes ont besoin d’espace pour tester, échanger. Voir ce qui fonctionne ou pas, s’ouvrir à de nouvelles choses.
Et il y a aussi les contraintes techniques. Beaucoup de jeunes sont autodidactes aujourd’hui et atteignent des niveaux très avancés car ils apprennent tout sur internet.
Mais, pouvoir enfin tenir une camera entre les mains et la manipuler, c’est le début de quelque chose de concret.
Au Maroc, il y a un vivier de talents inexploités chez la jeunesse. Spécialement dans les métiers créatifs. Souvent les parents ou l’entourage estiment qu’il s’agit d’une perte de temps.
Les passions ne sont pas du tout favorisées ou valorisées. Culturellement, c’est assez difficile de présenter ça comme un projet de vie parce que c’est évidemment moins stable, moins rassurant.
Moi-même je n’ai pas envisagé plus jeune pouvoir vivre de ça ou en faire mon métier. Pendant la scolarité on nous oriente vers des branches larges, des jobs plus sécurisants.
Mais, en réalité, il faut avoir le courage de s’imposer. Le plus grand blocage, c’est soi-même.
Quelle a été la réaction de votre entourage face à cette reconversion et ce nouveau parcours de vie ?
C’était ma plus grosse appréhension au moment de sauter le pas parce que c’était comme un « coming-out », presque de dire vous savez au fond de moi, je ne suis pas comme ça, je suis une artiste.
Je travaillais avec mon père en plus et donc j’avais peur de le décevoir parce qu’on était très proches. Mais il a respecté ma décision et la prise de risque.
Mon entourage m’a vraiment surpris, j’appréhendais et en même temps eux m’ont encouragée. Ça a été unanime et pour la plupart, c’était même une évidence.
C’est magnifique d’avoir le soutien de ses proches, mais honnêtement tout reconstruire reste une aventure solitaire. Il y a beaucoup de doute et d’angoisse.
La peur de l’échec et le syndrome de l’imposteur sont inévitables. J’ai découvert aussi un milieu auquel je n’étais pas habituée.
Comme je viens de l’industrie, j’ai des reflexes de travail et une personnalité affirmée face à des gens beaucoup plus émotifs, ce n’est donc pas toujours paisible.
Mais je n’ai jamais voulu changer qui je suis, juste changer de métier.
Et j’ai compris que là où je m’exprime le mieux en réalité, c’est par l’image et à travers les autres, leurs histoires.
Vous avez quitté Jawjab depuis pour vous consacrer entièrement à la réalisation.
J’ai quitté parce que c’était une continuité. J’ai toujours voulu réaliser, mais c’est passé par plusieurs étapes, il fallait que je trouve mes marques, c’est une évolution.
Et c’est une évolution où, de nouveau, j’ai été poussée par Nabil Ayouch et Amine Benjelloun qui sont mes mentors depuis le début et qui m’ont aidée encore une fois à aller vers quelque chose de risqué où je deviens encore plus vulnérable, où je me mets encore plus à nu.
Quels sont vos projets depuis ?
2M à lancé un appel à projet pour une série documentaire sur la jeunesse, et cela faisait un an et demi que j’étais au contact quotidien de la jeunesse marocaine grâce à Jawjab.
J’ai donc écrit cette série documentaire pour Ali n’Productions: « Les Marocains du futur» qui s’articule autour de 6 films par six jeunes réalisateurs, dont Sonia Terrab et moi-même.
Mon documentaire fait beaucoup écho à la reconversion artistique que j’ai vécue, au fait de défendre un idéal et d’aller au bout de ses rêves.
«WADRARI» a été diffusé mi-février sur 2M, et porte sur un duo de rappeurs qui vient de Safi, Shayfeen, et c’est un film sur la méritocratie. J’ai voulu raconter l’histoire de Shobee et Small X, ces deux garçons qui ont tout sacrifié pour suivre leur passion, dans un environnement où meurent les rêves.
On a le rap en fond, mais en réalité, on a deux porte-paroles d’une jeunesse qui est devenue beaucoup plus complexe et qu’on n’entend pas assez.
C’était pour moi un challenge de révéler cet idéalisme sensible, cet espoir, dans un contexte où on ne va habituellement pas le chercher.
Je suis très fière d’avoir pu mener ce sujet à la télévision notamment grâce à Réda Benjelloun, producteur de la case documentaire « Des Histoires et des Hommes » sur 2M. C’est une preuve qu’on peut casser des barrières.
J’étais convaincue que beaucoup de jeunes allaient y trouver une résonance et réussir à surprendre ceux qui ont des idées arrêtées sur la jeunesse et la culture urbaine qu’ils ne connaissent pas bien en réalité.
Votre documentaire capte des énergies, c’est positif.
Totalement. Je n’avais pas envie de faire un énième documentaire sur la misère, sur le pathos. Alors oui, il y a des choses qui ne vont pas au Maroc bien sur, mais il y a aussi d’autres histoires à raconter, à aller chercher.
Shayfeen, ce sont des garçons déterminés, qui prouvent qu’avec un rien, on peut faire des choses extraordinaires. Tout ce que j’aime !
WADRARI
Ce film documentaire est le résultat d’une immersion d’une année dans la vie du duo de rap Shayfeen. Une plongée dans l’univers de jeunes artistes en quête de réussite dans un Maroc qui n’avance pas au même rythme qu’eux. WADRARI a été diffusé sur 2M le 17 février2019 et a réuni 2 millions de téléspectateurs. Disponible en replay sur Youtube.
JAWJAB
Incubateur de talents du web créé en 2016 et filiale du groupe Ali n’productions. La structure a pour but d’offrir un espace d’expérimentation créatif aux jeunes, et de les mettre en contact avec les marques et institutions pour des débouchés professionnels. De nombreux concepts ont été financés ou sponsorisés depuis la création du studio.