Euromoney, leader européen de l’édition de magasines financiers et d’affaires, organise régulièrement des conférences de par le monde, qui se focalisent sur une problématique particulièrement d’actualité pour le pays hôte. Et après avoir fait escale dans plus de cent pays, Euromoney Conference a posé enfin ses valises au Maroc pour la première fois en ce début d’année 2019, le 19 février plus précisément, à Rabat, plaçant l’événement sous le thème «Construire un nouveau paradigme économique», particulièrement d’actualité alors que le Maroc est en pleine recherche de son nouveau modèle de développement.
«Si nous sommes nouveaux au Maroc, le Maroc n’est pas nouveau pour nous», a déclaré en ouverture M. Richard Banks, Consulting Editor pour Euromoney Conference, rappelant notamment qu’Euromoney avait élu en 2018 M. Abdellatif Jouahri Meilleur Gouverneur de Banque Centrale de la région. Il a également noté «le rôle pivot et central du Maroc en Afrique, avec une direction claire dans un monde où beaucoup de pays ne savent pas où est leur place, et où ils vont».
L’ère de la «slowbalisation»
Jouahri, justement, a pris la parole pour détailler, avec sa verve habituelle, la nécessité de trouver ce nouveau paradigme (voir son discours ci-après). Revenant sur les vagues de réformes qu’a connues le Maroc depuis les années 80, il a déclaré que malgré les acquis indéniables, on voit une décélération de la croissance et un ralentissement de la baisse des inégalités. Le monde traverse une forte période d’incertitude, et les problématiques migratoires dues à la montée des conflits, de l’emploi, et du vieillissement des populations ont provoqué une défiance de la population vis-à-vis des politiques publiques, amplifiée par les réseaux sociaux, amenant une montée du populisme, de l’extrême-droite et une remise en question de l’ordre du commerce mondial. «Nous sommes dans l’ère de la «slowbalisation»», a ainsi déclaré M. le Wali. Dans ce contexte, et face aux défis annexes des changements climatiques, mais aussi du digital et de sa portée, il importe, selon M. Jouahri, d’amplifier l’efficacité et la transparence dans la gestion des finances publiques, des mesures incitatives, tout en insistant sur la primauté du capital humain.
«Ce nouveau modèle de développement est dicté par l’évolution de l’histoire», a déclaré pour sa part M. Othman Benjelloun, PDG de BMCE Bank of Africa, sponsor principal de l’événement. Dans son intervention, il a notamment soulevé que le Maroc doit poursuivre ses efforts de développement des infrastructures, mais qu’il doit en inclure toutes les formes, à savoir les infrastructures immatérielles : l’économie du savoir et de la connaissance, le digital, mais aussi les banques et le secteur financier, à travers la poursuite de sa désintermédiation. Ces secteurs seront pourvoyeurs d’emplois pour les jeunes, et devront permettre de sortir le tissu des TPME de l’informel. Le Maroc a les moyens d’atteindre ces objectifs, selon le président du GPBM, en s’appuyant sur sa position de hub vers l’Afrique, et en profitant d’opportunités comme l’initiative chinoise «One Belt One Road» (voir encadré). L’autre avantage du Maroc, a-t-il conclu, est l’entente des différents acteurs autour de ce nouveau modèle et de ses objectifs.
Le Maroc vu de l’extérieur
Un des aspects les plus intéressants, et les plus pertinents pour l’audience marocaine, a été de recueillir les avis sur le Maroc et son économie des spécialistes internationaux, et des représentants de grands groupes industriels. On aura noté avec intérêt les retours d’expérience de Douglas Kelly, Directeur Régional de Boeing, et Samer Samaha, Directeur Commercial pour le Maghreb de Givaudan, leader mondial de la parfumerie. Si les deux ont déclaré d’emblée que le Maroc offre des incitatives exceptionnelles pour attirer les investisseurs étrangers, leur retour sur les ressources humaines ont été très différentes. Le représentant de Boeing trouve les travailleurs du pays très qualifiés, tandis que Givaudan a dû recruter des MRE et les faire rentrer au Maroc. C’est à la fois une preuve du succès des programmes de formations dans les secteurs visés par le gouvernement, mais aussi des manquements qui persistent dans d’autres domaines, qui pourraient eux aussi attirer de grands groupes mondiaux. Les deux décideurs ont également insisté sur leur choix du Maroc pour sa stabilité (Givaudan ayant quitté l’Egypte pour cette raison), mais surtout l’accès qu’il offre au marché ouest-africain, qui représente 400 millions de consommateurs potentiels.
De son côté, Leila Farah Mokaddem, représentante de la BAD au Maroc, s’est attardée sur le secteur agricole, qui ne sera pas, selon elle, la source d’émergence du Maroc sous sa forme actuelle, et vue sa dépendance vis-à-vis du climat. Le Royaume doit aussi anticiper le développement de sa région et la hausse des besoins en importations pour les pays africains voisins. Pour cela, il faut selon elle accélérer le développement de la zone de libre-échange de CEDEAO, car à l’heure actuelle et avec les accords en vigueur, il est plus rentable pour certains pays de la zone d’importer leurs produits agricoles d’Europe. Le Maroc devrait s’appuyer sur sa forte implantation financière en Afrique pour de meilleurs accords, et travailler à l’intégration de la région méditerranéenne.
Les banques, mais pas que…
Si l’ensemble des intervenants, marocains comme étrangers, ont été unanimes à mettre en avant la qualité du secteur bancaire marocain, le constat n’est pas aussi rose pour les autres sources de financement de l’économie. «L’économie marocaine est financée à plus de 90% par les banques», a ainsi déploré M. Karim Hajji, Directeur de la Bourse de Casablanca, alors que celles-ci ne peuvent répondre à tous ses besoins. Le marché des capitaux, de l’avis de tous, doit être nettement plus mis à contribution. Le «problème» étant, selon M. Hajji, que ces banques offrent les taux d’intérêt les plus bas d’Afrique, ce qui ne pousse pas les entreprises à trouver d’autres sources de financement. De plus, selon Sean Marion, managing director chez Moody’s, les nouvelles exigences prudentielles, ainsi que les investissements dans le reste de l’Afrique, plus exposés au risque, augmentent la pression sur le capital. La Bourse a ainsi besoin de plus de papier de qualité, ce qui est le but d’un programme comme ELITE, pour que le marché des capitaux joue pleinement son rôle. De plus, selon Zin Bekkali, de Silk Invest, le Maroc manque d’une vraie «equity culture», avec un focus trop grand sur le revenu fixe. Il faut que les fonds de pension, selon lui, commencent à investir en Afrique. Des propos repris par Hicham Elalamy, directeur exécutif pour l’AMMC, qui rappelle que les OPCVM peuvent maintenant investir en devises. Le secteur financier doit aussi être plus adaptatif, car il explique que l’environnement change plus vite que les lois. Les participants ont ainsi appelé à élargir le département légal du SG du gouvernement, pour éviter l’effet entonnoir actuel.
Enfin, les intervenants ont été unanimes quant au fait que pour développer le tissu des PME, et augmenter l’inclusion financière, le Maroc va devoir grandement s’appuyer sur le digital, et s’éloigner de la partie physique du commerce (92% de cash, contre 36% de moyenne mondiale…). La forte pénétration des smartphones constitue ainsi un levier essentiel, et adapté à la jeunesse de la population marocaine, pour s’éloigner du cash, et à terme, réduire la part de l’informel dans le PIB, qui atteint le taux de 27% à l’heure actuelle. Les banques, quant à elle, auront le rôle crucial de lier les différents marchés et leurs acteurs.
Cette conférence Euromoney aura ainsi dressé des constats sans appel de la situation économique du Maroc, sur ses côtés positifs comme sur les autres, et aura offert des pistes de réflexions précieuses sur la façon dont le Royaume pourra atteindre ses objectifs socio-économiques, dans un environnement international qui ne risque pas de s’améliorer de sitôt…
Selim Benabdelkhalek
Les opportunités de « One Belt, One Road »
L’initiative massive de la Chine « Belt & Road », lancée en 2013, repose sur le développement massif de corridors économiques, centrés sur les infrastructures et la connectivité régionale (mais aussi le commerce, l’intégration financière, etc.). Elle concerne plus de 129 pays, qui représentent avec la Chine 38% du PIB mondial, et 75% de la population du globe. Elle est financée par un ensemble d’acteurs (Silk Road Fund, China Africa Developmend Fund, AIIB, etc.), pour un montant total estimé à mille milliards de dollars.
L’Afrique a reçu jusqu’à ce jour 100 milliards de dollars d’investissements, dont le Maroc, qui a rejoint l’initiative en 2016 à l’occasion de la visite en Chine du Roi Mohammed VI, n’a capté que 500 millions. François Jurd de Girancourt, du cabinet McKinsey, spécialiste de la question, a effectué une présentation pour présenter des pistes de réflexions, afin que le Maroc puisse profiter de cette opportunité au même titre que des pays comme l’Afrique du Sud ou l’Ethiopie. Le Royaume intéresse grandement la Chine, qui y voit un pays stable, et un pont entre l’Afrique et l’Europe, deux marchés qu’ils veulent encore plus intégrer. Pour des relations fructueuses, le spécialiste de McKinsey conseille de définir au niveau de l’Etat une véritable « stratégie chinoise », de mettre en place un système administratif compatible avec celui de la Chine, d’avoir une politique d’infrastructures claire, d’utiliser les investissements pour les industries prioritaires, et d’identifier les secteurs avec un potentiel à l’export vers la Chine.
Said Arden, General Manager de BMCE Bank of Africa China, ajoute de son côté que la Chine adore construire des écosystèmes et des pôles industriels, et qu’ainsi le projet Cité Mohammed VI Tanger Tech ne manquera pas d’attirer de nombreux investisseurs.
Selon le cabinet McKinsey, les secteurs qui ont le plus à gagner sont l’automobile, le textile, les banques, ainsi que l’agriculture (intérêts convergents).