Dans le cadre du partenariat médiatique entre The Euromoney Conference Morocco qui a lieu aujourd’hui à Rabat, nous produisons pour nos lecteurs l’intervention complète du Wali de Bank Al-Maghrib, Abdellatif Jouahri qui a mis en exergue l’importance de la construction d’un nouveau paradigme économique.
Texte de l’intervention :
« Mesdames et Messieurs,
Je ressens un réel plaisir de prendre part avec vous ce matin à cette première conférence d’Euromoney au Maroc. Je tiens à cette occasion à féliciter les organisateurs, en particulier Monsieur Richard Banks, pour l’aboutissement du projet de cette rencontre, mais aussi pour le thème choisi « Construire un nouveau paradigme économique ».
Il y a actuellement un large débat au Maroc sur les politiques publiques et sur le modèle de développement dans sa globalité. Sa Majesté le Roi a appelé à le repenser et a invité les parties prenantes à apporter leur contribution. Il y a eu certes de nombreux rapports et conférences sur cette problématique ces derniers mois, mais au regard de la qualité et de la diversité des intervenants, je suis certain que les conclusions auxquelles nous aboutirons aujourd’hui apporteront une valeur ajoutée à l’édification de ce nouveau paradigme économique.
Je sais que la matinée est chargée, j’essaierai de respecter le temps qui m’est imparti tout en m’excusant d’avance si je le dépasse. Je ne pourrais donc prétendre à une couverture exhaustive de la stratégie économique du Maroc, comme le propose le programme de la conférence, je me limiterai plutôt à certains de ses volets. J’aimerais partager également avec vous quelques idées autour de la remise en question de notre modèle de développement. Mon propos n’est pas de donner une feuille de route, mais plutôt de mettre en exergue quelques considérations qui me semblent importantes pour le façonnage de ce modèle.
Mesdames et Messieurs,
Le Maroc est un pays à revenu intermédiaire qui aspire à l’accélération de son développement économique et social. Il fait certes face à de nombreux défis communs aux pays en développement, mais bénéficie de deux atouts fondamentaux. Il jouit d’une stabilité politique grâce à une monarchie garante de l’unité du pays et du respect des règles de la démocratie, et a depuis son indépendance fait le choix constant de l’ouverture et de l’économie de marché, parallèlement à une politique de soutien au pouvoir d’achat.
Après une orientation expansionniste ambitieuse qui l’a conduit dans les années 80 à l’une des périodes les plus difficiles de son histoire économique moderne, le pays a réussi à stabiliser son économie avec la mise en place d’un programme d’ajustement structurel. Dans les années 90, il a lancé une nouvelle génération de réformes, consolidant son choix de l’ouverture et de la libéralisation et mettant en place les fondations d’un secteur financier moderne.
Au début des années 2000, le pays a initié de grandes réformes institutionnelles, sociétales et économiques, parallèlement à un important programme de développement des infrastructures. Pour une plus grande diversification de son économie et une amélioration de sa compétitivité, il a également mis en place de nombreuses stratégies de développement sectoriel et conclut plusieurs accords de libre-échange ainsi que des partenariats stratégiques, notamment avec les pays du continent.
Grâce à ses choix ainsi qu’à une prompte et judicieuse réaction au plus haut niveau de l’Etat, le pays a réussi à traverser les turbulences du printemps arabe. Il a entrepris dans ce sillage une réforme constitutionnelle majeure, consacrant la primauté du droit international conventionnel, élargissant le pouvoir de l’exécutif et constitutionnalisant les instances de protection des droits et libertés, de régulation et de bonne gouvernance.
Les chantiers lancés depuis le début de ce millénaire ont produit des résultats tangibles, avec une accélération significative de la croissance, une tendance.
baissière du chômage et un rattrapage sur plusieurs volets du développement humain. Le Maroc a pu également renforcer sa position sur la carte mondiale de la construction automobile, s’ériger en référence dans le développement des énergies renouvelables et s’imposer comme porte d’entrée du continent, avec en particulier un système bancaire présent dans 26 pays africains et un pôle CFC se confirmant en tant que hub financier régional.
Ceci dit, force est de constater qu’au cours de ces cinq dernières années, malgré la poursuite des efforts, l’économie enregistre une décélération de la croissance et de la création d’emploi, ainsi qu’une résistance à la baisse des inégalités. Cette situation est amplifiée par les réseaux sociaux dans la perception de la population qui exprime parfois une certaine défiance à l’égard de la classe politique et des corps intermédiaires. Ces constats suggèrent que le modèle de développement commence à atteindre ses limites et ont amené sa Majesté le Roi à appeler à le repenser et à l’améliorer.
La remise du pays sur un sentier de développement plus élevé et durable est tributaire du renforcement de la résilience et de la capacité d’adaptation de l’économie. Cela suppose certes une poursuite des réformes mais avec une plus grande exigence en termes d’efficacité et de rendement et une meilleure prise en compte d’un environnement international volatil et incertain. Je voudrais dans ce qui reste élaborer davantage sur ce dernier point avant de présenter quelques réformes que nous mettons en place dans ce sens au Maroc.
Mesdames et Messieurs,
Une décennie après l’avènement de la crise de 2008, ses séquelles persistent toujours et le continueront certainement pendant quelques années encore. Je fais référence notamment à l’aggravation de l’endettement des entreprises et des Etats dont les niveaux s’approchent de ceux de la crise des années 80, aux taux élevés du chômage des jeunes, au creusement des inégalités sociales et à l’érosion de la confiance dans les institutions publiques et politiques en particulier. Ces évolutions ainsi que la recrudescence des flux migratoires, liée en partie à la multiplication des conflits armés, se sont traduites par une montée du populisme et par l’arrivée au pouvoir de partis extrémistes dans plusieurs pays.
La zone euro, principal partenaire commercial du Maroc, est parmi les régions les plus touchées. Les difficultés de fédérer les Etats autour de la politique commune, la multiplication des revendications identitaires, les rebondissements autour du Brexit, et le vieillissement démographique que connaissent plusieurs grands pays, limitent les chances d’une croissance forte et durable.
L’espoir nourri depuis 2017 d’une expansion solide a rapidement cédé place aux inquiétudes grandissantes suscitées par la montée du protectionnisme et la remise en question du multilatéralisme et des règles régissant le commerce mondial. La globalisation qui a permis un essor remarquable des chaines de valeur mondiales et une réduction sans précédent de la pauvreté, est en train de laisser place à une nouvelle ère que certains qualifient de « slowbalisation ».
Ce sont, d’ailleurs, ces incertitudes planant sur l’économie mondiale qui expliquent l’orientation des banques centrales de certains pays avancés à ralentir le rythme de normalisation de leurs politiques monétaires. Nous entendons la BCE réitérer la formulation « aussi longtemps que nécessaire » et la Fed annoncer récemment que son comité sera patient dans l’ajustement de la fourchette cible de son taux.
De surcroît, d’autres mutations profondes refaçonnent les modèles traditionnels de production, de consommation et d’échange. Il s’agit notamment de la révolution digitale dont les implications sont incertaines et complexes, en particulier dans le secteur financier. Le développement des crypto-actifs, les réflexions autour de la création d’une monnaie digitale banque centrale et les risques de cybercriminalité en sont quelques exemples. La difficulté de les appréhender a amené le FMI et la Banque Mondiale à lancer ce qui est désormais connu comme l’Agenda Fintech de Bali.
Le réchauffement climatique reste une autre préoccupation qui domine certes les agendas internationaux, mais les rapports alarmants qui se succèdent laissent conclure que son rythme est beaucoup plus rapide que celui de l’action.
Mesdames et Messieurs,
Le défi aujourd’hui pour le décideur public est d’intégrer cette donne de l’incertitude persistante et d’un environnement volatile et imprévisible dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques.
C’est pour faire face à ce contexte que le Maroc a initié en janvier 2018, une transition vers un régime de change plus flexible qui vise le renforcement de la capacité de son économie à absorber les chocs externes et le soutien de sa compétitivité. Grâce à une minutieuse préparation et un large processus de concertation, celle-ci se déroule aujourd’hui dans de bonnes conditions, avec une appropriation par le système bancaire, une adaptation progressive des opérateurs et un approfondissement continu du marché. L’évolution du taux de change à l’intérieur de la bande de fluctuation sans intervention de la Banque centrale confirme, conformément à nos évaluations, que la valeur du dirham reste alignée sur les fondamentaux de l’économie.
Tout en nous réjouissant de ces développements, nous restons vigilants et continuons d’accompagner les parties prenantes et de communiquer de manière ciblée sur la réforme. Dans la perspective du passage aux phases suivantes, Bank Al-Maghrib poursuit le développement d’un cadre de ciblage d’inflation qui sera mis en place au stade approprié de la transition. Ce nouveau cadre devrait renforcer l’autonomie de la politique monétaire et lui permettre de mieux ancrer les anticipations et in fine améliorer la transmission de ses décisions.
Comme nous l’a bien démontré la crise financière internationale, la résilience de l’économie est largement tributaire de celle de son système financier. Dans ce domaine, le Maroc a fait des progrès importants ces dernières années grâce à un travail régulier d’approfondissement et de diversification, mais aussi de renforcement de la réglementation en ligne avec les meilleurs standards internationaux.
A l’instar de plusieurs banques centrales, Bank Al-Maghrib, en collaboration avec les autres régulateurs, a mis en place un cadre de surveillance macro- prudentielle avec notamment l’institution d’un Comité dédié au suivi et à l’évaluation de la stabilité financière de notre pays.
Nous restons vigilants également aux risques liés aux innovations technologiques et aux activités de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme. Nous poursuivons dans ce sens les efforts pour assurer la conformité aux normes exigées dans ce domaine, particulièrement celles du GAFI et la loi FATCA, et renforcer la résilience et la sécurité de nos systèmes d’informations.
Grace à ces efforts, le FSAP réalisé en 2015 ainsi que les évaluations menées par le FMI dans le cadre des consultations au titre de l’Article IV et des revues de la ligne de précaution et de liquidité dont bénéficie le Maroc depuis 2012, confirment aujourd’hui la solidité du système bancaire.
Parallèlement, une attention particulière est accordée aux segments les plus fragiles ou exclus du système. Je fais référence aux très petites, petites et moyennes entreprises, mais également à certaines franges de la population notamment les jeunes, les femmes et la population rurale. C’est dans cet esprit que nous avons finalisé conjointement avec le Ministère des finances la stratégie nationale d’inclusion financière, avec comme objectifs la résorption du déficit et la réduction des inégalités dans ce domaine. L’introduction récemment de la finance participative, des établissements de paiement, du paiement mobile, de la réforme du microcrédit ainsi que les nombreux chantiers en cours relatifs notamment à la micro-finance et au crowdfunding devraient apporter leur contribution à la réalisation des objectifs visés dans ce cadre.
Dans une conjoncture où l’activité évolue au-dessous de son potentiel, il est important que le financement soit accessible et incitatif à l’investissement. C’est ce qui nous a amenés à Bank Al-Maghrib à poursuivre une politique monétaire accommodante et à recourir à des mesures non conventionnelles. Dans ce sens, et depuis 2013, nous avons en particulier mis en place un dispositif spécifique au financement de la TPME et un observatoire dédié. Aujourd’hui, les résultats sont encourageants, mais les efforts doivent se poursuivre, cette problématique, faut-il le rappeler, étant mondiale et récurrente.
Mesdames et Messieurs,
Veiller à l’équilibre et à la solidité des finances publiques est également un facteur essentiel à la résilience de l’économie. Je ne m’attarderai pas sur ce point, je me contenterai de rappeler que dans ce domaine, d’importantes avancées ont été réalisées et de nombreux chantiers sont en cours pour introduire davantage d’efficacité, de visibilité et de transparence dans la gestion des finances publiques. Je citerai notamment les réformes des subventions et des caisses de retraite, la loi organique des finances, sans oublier le chantier majeur de refonte de la politique sociale axé sur la mise en place d’un registre social unique qui permettra un meilleur ciblage de la population et une optimisation des ressources.
Par ailleurs, la Maroc œuvre pour assurer les conditions propices à l’investissement, avec notamment une réforme majeure de la justice, l’élaboration d’une stratégie de lutte contre la corruption et plusieurs mesures pour l’amélioration du climat des affaires. Les résultats dans ce domaine sont certes encourageants comme en témoigne l’évolution de la position du pays dans différents classements internationaux tels que Doing Business, Indice de la liberté économique, Indice de la perception de la corruption, mais des marges d’amélioration importantes existent encore et les efforts doivent se poursuivre.
Enfin, je voudrais souligner encore une fois le rôle central du capital humain, facteur déterminant du développement économique et social. Notre pays a certes beaucoup de défis à relever dans ce domaine, mais il y a une forte volonté et une prise de conscience des parties prenantes de l’importance et de l’ampleur de ce chantier, comme en témoigne la mise en place du Conseil supérieur de l’éducation, de la formation et de la recherche scientifique. Avec cette mobilisation, l’élaboration de la vision 2030 et sa déclinaison en loi cadre, le Maroc espère rattraper ses déficits et offrir de meilleures chances d’insertion à sa jeunesse.
Mesdames et Messieurs,
Se remettre en question en dehors des exercices réguliers des lois de finances et des rendez-vous électoraux est une pratique salutaire qu’adoptent de nombreux pays aussi bien en développement qu’avancés. Souvent des commissions dédiées sont créées pour élaborer des feuilles de route pour l’accélération de la croissance ou de la création de l’emploi. Dans certains pays, c’est à l’occasion de l’élaboration de visions stratégiques de long terme que des débats ont lieu aussi bien sur les objectifs à atteindre que sur les moyens pour les réaliser.
Au Maroc, un débat similaire à celui que nous avons aujourd’hui a eu lieu lors de l’élaboration du rapport du cinquantenaire il y a une quinzaine d’années, puis plus récemment lors de la réalisation sur instruction royale du rapport sur la richesse du Maroc par le CESE et Bank Al-Maghrib.
Cette remise en question devrait être instaurée comme une exigence permanente dans le processus d’élaboration de la politique publique sur la base d’évaluations neutres et objectives. C’est de cette manière que le pays pourra redonner crédibilité à l’action publique et aux institutions politiques.
Avec le questionnement régulier de ses choix, la persévérance et le courage dans la poursuite des réformes structurelles, le renforcement de la bonne gouvernance aux différents échelons de l’Administration, la consolidation des équilibres fondamentaux et l’amélioration de la résilience de l’économie, le pays préserve toutes ses chances de pouvoir réaliser son ambition de l’émergence. L’objectif final est de pouvoir répondre aux aspirations de sa population et de sa jeunesse en particulier, de réduire les inégalités et de renforcer la cohésion sociale.
Je vous remercie. »
LNT