M. Hamid Derrouich, Docteur en Science Politique, réalisateur de films documentaires, n’est pas un inconnu pour nos lecteurs et les « followers » du portail www.lnt.ma.
Il a publié plusieurs articles, études et analyses sur nos deux supports, à la grande satisfaction d’un lectorat exigeant et averti, notre coeur de cible !
Le voici qui nous revient avec une étude, magistrale, sur le fléau du terrorisme et ses racines, ses multiples expressions, ses réseaux et les composantes nationales qui l’animent.
Fruit d’une documentation approfondie, l’analyse de Hamid Derrouich apparaît donc comme un exercice aussi original que novateur dans cette littérature foisonnante sur le terrorisme et qui, le plus souvent, est faite d’approximations, d’amalgames et de jugements à l’emporte-pièce, outils de prédilection d’une partie de la presse, nationale et étrangère.
Parce qu’une telle étude nécessite obligatoirement de la profondeur, source d’assimilation, de compréhension, puis de réflexion, il nous a paru plus judicieux de la présenter en trois parties, chacune étant par elle-même conséquente.
Mais gageons qu’au terme de ce parcours si bien tracé, le lecteur et l’internaute qui auront pris la peine de le suivre, en sortiront renforcés dans la conviction que nulle autre priorité prime aujourd’hui que celle d’une lutte inlassable et résolue contre le terrorisme et toutes ses expressions, où qu’elles soient !
Fahd YATA
Première Partie
Le terrorisme est une rude épreuve pour le Maroc. Mais il est des épreuves qui sont encore plus sournoises et fourbes comme celle qui consiste à faire croire que c’est le terrorisme et pas seulement les terroristes qui sont nés au Maroc.
Suggérer, comme l’ont fait des médias européens français, espagnols et britanniques, que le Maroc se débarrasserait de ses djihadistes en facilitant leur émigration vers l’Europe, est à la fois injuste et dangereux.
Car cela supposerait que le Maroc jouerait un double jeu, lui qui a payé un lourd tribut pour le terrorisme. Jeune Afrique est allé jusqu’à titrer sa triste Une N°2955 « Born in morrocco ». Dans les colonnes du Monde, le sociologue Khosrokhavar soutient dans un délire, décidément incontrôlable, que « le Maroc exporte ses djihadistes ».
Le franco-iranien chute tristement de sa tour d’ivoire académique et rentre dans le « bordel » de la presse sensationnaliste. Faut-il rappeler à Khosrokhavar que l’Iran, son pays d’origine, est l’exportateur par excellence du terrorisme d’Etat. Au vu et au su de tout le monde, l’Iran ne soutient-il pas publiquement et avec son armée régulière les troupes de Bachar et le Hezbollah ?
Born in Europe
Dire qu’il existerait une sorte de prédisposition génétique des Marocains au djihadisme c’est non seulement essentialiser une religion, mais aussi ethniciser le djihadisme. Or, tous les chercheurs qui se respectent et tous les journalistes d’investigation sérieux le disent : L’islam redécouvert en Occident est un islam bricolé et individuel.
Olivier Roy considère que cet islam individuel est hétérogène. Les musulmans se bricolent sinon leur religion du moins leur religiosité. Dans un espace déterritorialisé et a-culturel se crée une communauté virtuelle de croyants reliée à l’universel par Internet et au local par une mosquée.
Khosrokhavar, et ceux qui pensent comme lui sur cette question bien précise, ne nous disent pas comment ces djihadistes qui se réclament d’une Oumma supranationale, mythe aveugle aux topographies frontalières, redeviennent, comme par enchantement médiatique ou par baguette magique académique, marocains ?
L’Etat, marocain ou autre d’ailleurs, n’a jamais été pour les djihadistes un pilier du projet islamiste. Pour l’organisation Etat Islamique et ceux qui la rejoignent encore, l’entité pertinente pour penser la réislamisation ne peut être que le Califat.
Il est, de leur point de vue, la seule entité capable de purifier jusqu’à son essence même l’âme de l’être musulman. Les membres de l’organisation ne se définissent pas comme des musulmans (et encore moins comme des Marocains), mais comme des « sur-musulmans » pour qui il incombe, dans un récit funestement romantique, de réinstaurer le Califat d’Allah. Mais tactique de guerre oblige, les membres de Daech peuvent afficher leur origine nationale, mais essentiellement pour continuer à séduire les candidats au djihad de leurs pays d’origine.
L’État marocain n’a plus de prise sur ceux de ses ressortissants qui, pour l’écrasante majorité, sont désormais nés sur le sol européen. Parmi les terroristes de Barcelone, certains avaient quitté le Royaume à l’âge de 5 ans, voire dès l’âge de 6 mois.
Ils se sont radicalisés en Europe, sous la juridiction et la surveillance, parfois aléatoires, des services de sécurité européens et dans un contexte spécifiquement européen marqué par un échec cuisant des politiques d’intégration, des frustrations sociales et un sentiment de rejet.
Si aucun attentat n’est survenu au Maroc depuis celui du café Argana à Marrakech il y a plus de six ans, alors que le Royaume présente toutes les caractéristiques de la cible recherchée par Daech et Al-Qaïda, c’est grâce aux méthodes et à l’efficacité de sa police qu’il le doit, ainsi qu’au contrôle en profondeur d’un champ religieux où l’autorité du Commandeur des Croyants s’exerce sur fond d’islam tolérant.
Le Maroc exporte ce produit immatériel combien précieux qu’est l’islam du juste milieu. Son expérience en la matière est sollicitée tant en Afrique qu’en Europe.
Il y a des terroristes d’origine marocaine. C’est un fait indéniable. Mais ceux qui ont semé la mort dans les attentats de Barcelone, de Paris ou de Bruxelles sont bel et bien nés ou ont grandi en Europe.
Ils ne différèrent en rien de tous ces terroristes qui sillonnent le globe, aidés pour cela par la mondialisation des moyens de transport et galvanisés par une idéologie djihadiste qui voue un culte obsessionnel au martyre.
Entre Molenbeek, Schaerbeek et les banlieues françaises et espagnoles, entre une « planque » ici et un passeur là, les réseaux terroristes se pensent comme des communautés en survie. Ils profitent des nœuds familiaux et amicaux et chevauchent les frontières. Ils sont à l’image d’un tableau de Jackson Pollock à la signification terrifiante.
Comprendre l’évolution du djihadisme aujourd’hui nécessite, par honnêteté intellectuelle, de ne pas confondre le Maroc, société et culture, et les djihadistes européens d’origine marocaine. Cela nous aidera certainement à comprendre que le Maroc, qui est aujourd’hui un maillon fort d’une chaîne de sécurité internationale, est aussi une cible du terrorisme international.
Casablanca, 16 mai 2003
Dans la nuit du vendredi 16 mai 2003, cinq attentats à la bombe quasi-simultanés, exécutés par des kamikazes, transforment la douceur printanière de la métropole casablancaise en une longue nuit de douleur. Les attentats ont visé une place de la vieille médina de Casablanca, l’hôtel Farah, la Casa d’Espana, le club de l’Alliance israélite et le restaurant Positano du quartier des Consuls, souvent fréquenté par des cadres étrangers et marocains.
L’onde de choc est immense. 45 morts et autant de blessés et un modus operandi qui en a surpris plus d’un au sein de la communauté du renseignement et de la sécurité. Même l’Algérie, répète-t-on, dans sa sombre histoire de la décennie 1990, n’a pas connu d’actes kamikazes. L’image de tout un système sécuritaire que l’on considère parmi les meilleurs au monde est ébranlée.
Le 16 mai 2003 signe l’entrée du Maroc dans l’ère d’un tout sécuritaire. Nous entendons par-là une reconfiguration profonde des secteurs liés directement ou indirectement à la sécurité nationale.
Le Roi Mohammed VI fixe le cap dans son discours du 29 mai 2003 : « L’heure de vérité a sonné, annonçant la fin de l’ère du laxisme face à ceux qui exploitent la démocratie pour porter atteinte à la sûreté de l’État, (…) ceux dont les idées qu’ils répandent représentent un terreau pour semer les épines de l’ostracisme, du fanatisme et de la discorde. Le temps est venu aussi pour faire face aux désinvoltes et à ceux qui s’évertuent à empêcher les autorités publiques et judiciaires de veiller, avec la fermeté que requiert la loi, pour protéger l’intégrité et la sécurité des personnes et des biens (…) »
De l’Intérieur, bien évidemment, au renseignement, en passant par la refonte des institutions en charge du culte, l’actualisation de l’arsenal juridique, la révision des programmes scolaires, la mise à niveau du paysage médiatique et l’ajustement de la politique étrangère, le terrorisme et la lutte contre le terrorisme sont érigés en enjeux de sécurité sociétale.
S’il est exact que depuis le 11 septembre, l’humanité est rentrée dans un cycle de violence mondialisée qui continue encore aujourd’hui, la question de l’exécution des attentats de Casablanca par des Marocains et, au-delà, de l’implication grandissante de Marocains dans les réseaux terroristes internationaux inquiète au plus haut niveau.
Moins d’un an plus tard, les attentats de Madrid viendront conforter ce constat amer. Désormais, des Marocains fournissent à la fois main d’œuvre et cadres à l’entreprise globalisée du terrorisme.
Sur les traces du salafisme radical marocain
Les courants islamistes inspirés principalement du salafisme n’étaient pas en marge de l’histoire politique du Maroc. Ils ont particulièrement investi des structures partisanes nationalo-conservatrices, notamment l’Istiqlal. En effet, lettrés nationalistes exilés en Égypte et pèlerins d’Arabie Saoudite étaient manifestement porteurs du wahhabisme saoudien et du réformisme égyptien.
Abdellah Laroui pense que l’acte fondateur du salafisme marocain remonte à la désignation, par le Sultan Abdelhafidh, d’Abu Chu’ayb Al-Doukkali à la tête du Conseil du hadîth, à son retour d’Orient en 1907. Cette désignation fut une démarche makhzénienne pour contrer l’influence de certaines confréries qui disputent au Sultan son autorité religieuse.
Or, le salafisme du makhzen comme variable politique aux mains du Sultan va marquer le parcours de certains nationalistes marocains. Allal Al Fassi rapporte dans « Les mouvements indépendantistes au Maghreb (1948) » ce qu’il considère comme caractère exceptionnel du maître Al-Doukkali : « Autour de lui se regroupa une jeunesse talentueuse qui distribuait les livres des salafistes imprimés en Égypte et allait et venait avec lui pour détruire les arbres et les pierres sacrées. »
Cette adhésion des figures nationalistes au salafisme n’empêcha pas pour autant l’apparition de dissensions. Mohamed Ibn Al-Arbi Al-Alaoui, marqué par les écrits d’Ibn Taymiyya, figure de proue du salafisme radical, s’en prenait violemment aux confréries qui structurent le paysage religieux marocain.
Allal Al Fassi ne tardera pas à s’opposer à Ibn Al-Arbi Al-Alaoui dans une lutte d’influence sur Al-Qaraowiyyin, un des chefs-lieux de l’enseignement religieux au Maghreb, et sur des écoles modernes.
Ainsi comme le souligne Abdellah Laroui, le salafisme est devenu au début du XXe siècle une idéologie commune dont l’usage est protéiforme (salafisme du Makhzen, salafisme réformiste bourgeois, salafisme des Oulémas).
Ces courants salafistes marqueront l’histoire du nationalisme et de l’indépendance du Maroc. C’est dire que les ingrédients idéologiques du salafisme marocain ne datent pas d’aujourd’hui et que certains de ceux qui se réclament du salafisme aujourd’hui au Maroc s’inscrivent dans la continuité de leurs ancêtres salafistes marocains d’avant et pendant le Protectorat français.
18 décembre 1975, le tournant
L’assassinat le 18 décembre 1975 de Omar Benjelloun, leader de l’USFP et directeur du journal Al Mouharrir, annonce pour les observateurs l’émergence d’une violence politique à caractère religieux.
Juste après l’assassinat, la police annonce que derrière cet acte se trouve un groupuscule commandé par un étudiant en droit, Abdulaziz Enumani. Le groupe fait partie de la branche armée de l’Association de la Jeunesse Islamique (Jama’â Al-Chabiba Al-Islamia) apparue en 1973 à Casablanca, à Rabat et à Tanger, sous l’impulsion d’un ancien militant d’extrême gauche, l’inspecteur de l’enseignement secondaire Abdelkarim Moutiî et d’un instituteur, Kamal Ibrahim.
Arrêté, Abdulaziz Enumani sera condamné à perpétuité. Abdelkarim Motîi, le leader de la Chabiba avait réussi à s’enfuir du Maroc et s’était réfugié en Arabie Saoudite avant d’être impliqué en novembre 1979 dans la prise d’otage de la grande mosquée de La Mecque. Aux yeux de Jean-François Clément, un des premiers spécialistes de l’islamisme, l’assassinat de Omar Benjelloun, marque une rupture : « Avant, on tuait au nom du nationalisme, pas pour des raisons religieuses. Là, il s’agissait explicitement d’éliminer quelqu’un qui n’était plus membre de la « oumma » »
Pour autant, la répression qui s’est abattue sur l’Association n’a pas poussé ses militants à l’exil. Ils formeront en 1982 l’association Al Islah wa Attawhid. Abdelilah Benkirane en a été président. Dans le bulletin Al Islah, organe de presse de l’association, Benkirane multipliait les appels à la modération.
Autre structure, plus opaque que la Chabiba, est Hizb Al-Tahrir Al-Islami (Parti de Libération Islamique (PLI)). Il s’inscrit dans le prolongement du parti portant le même nom, fondé en 1953 en Palestine par le juge Taki Eddine Anabhani, alias Al Filistini.
Le PLI sera mentionné dans les rapports sur les émeutes de la faim des années 1980 au Maroc. Éclipsé durant plusieurs années, il revient sur le devant de la scène médiatique en 2006 lorsque quatorze personnes arrêtées sont accusées d’appartenir à un parti islamiste à dimension internationale non reconnu au Maroc.
La Cour d’Appel de Rabat s’est déclarée incompétente estimant que les faits qui sont reprochés aux personnes arrêtées ne tombent pas sous le coup de la loi antiterroriste. Elles seront déférées devant le tribunal de première instance de Casablanca. Dans son réquisitoire, le procureur décrit le PLI comme une « antenne » d’un groupe islamiste jordanien. Il dénonce « la philosophie de ce parti interdit qui prône un califat islamique et tient des réunions secrètes ».
Me Mustapha Ramid, alors un des avocats des membres du PLI, déclare à l’AFP le 08 décembre 2006 : « on juge ces personnes pour des idées, sur la base d’intentions ou de présomptions et non sur la base de faits précis. Ce dossier montre qu’entre le Maroc et l’État de droit, le chemin est encore long ».
A suivre…
Hamid Derrouich, docteur en Science Politique, Réalisateur de films documentaires