Julia de Funès et Nicolas Bouzou
Mme Julia de Funès, philosophe et spécialisée en RH, et M. Nicolas Bouzou, économiste, étaient récemment à Casablanca pour animer une conférence organisée par Connaissance et Vie d’ Aujourd’hui, CVA Maroc, et dédiée à la présentation de leur dernier ouvrage commun, « La Condition (in)humaine », paru en septembre 2018 aux éditions de L’Observatoire.Dans l’entretien croisé qui suit Nicolas Bouzou et Julia de Funès expliquent comment ils en sont venus à considérer que très souvent « les entreprises font fuir les meilleurs ». Des constats précis et irréfutables qu’ils enrichissent de propositions pertinentes.
A.D
La Nouvelle Tribune :
Quelles sont les raisons qui ont conduit à la publication de votre livre ?
Nicolas Bouzou :
Nous sommes partis d’un constat, celui de la démotivation des salariés dans nombre d’entreprises. Les sondages en attestent et montrent que la part des salariés démotivés a tendance à augmenter depuis une dizaine d’années.
Les entreprises ont certes, cherché à y apporter des réponses, mais elles me paraissent parfois anecdotiques. C’est ainsi qu’on a eu la mode « du bonheur au travail », on voit également des jeux dans les entreprises, ce que l’on appelle le « gaming », ou encore « le coin sommeil », etc.
Tout cela est bien, mais je pense que ce n’est ni adapté à la question, ni au problème posé.
Cette problématique m’a profondément intéressée et il se trouve que Julia de Funès avait écrit un livre,(« Socrate au pays des process », Flammarion),il y a quelques années qui portait déjà sur le sujet de l’inflation des process au sein des entreprises.
D’où notre volonté d’avoir un regard croisé sur ce sujet, à savoir pourquoi les salariés sont démotivés, pourquoi les entreprises y répondent mal et quelles sont les bonnes solutions que l’on peut apporter.
Ce constat de la démotivation des salariés a-t-il fait l’objet d’études ?
Oui, il y a eu à ce jour de nombreuses études et beaucoup de sondages qui portent sur cette question, en France même, dans les pays européens, aux États-Unis également.
On notera cependant que notre livre traite plutôt des grandes entreprises, notamment parce que dans les start-up et les PME, les problèmes sont de natures différentes.
Ce qu’il ressort des études, globalement, c’est que la part des salariés désengagés double tous les dix ans.
Durant la dernière décennie, on est passé de 10% à 20%, ce qui exprime un vrai problème et de ce fait, il a pris une réelle dimension économique pour les entreprises.
Comment cette démotivation se manifeste-t-elle ?
Essentiellement par l’absentéisme et la baisse de productivité.
Pour l’absentéisme, une étude récemment publiée par le think tank français « Sapiens » montre que le coût de l’absentéisme représente plus de 100 milliards d’euros annuellement en France et qu’il est essentiellement lié au mauvais management.
Quant à la baisse de productivité, on assiste à un paradoxe de la productivité. En effet, il y a aujourd’hui beaucoup d’innovations, tels les smartphones, l’intelligence artificielle, les robots, les objets connectés, etc., mais les chiffres de la productivité ne sont pas très bons. C’est ce que l’on appelait auparavant le paradoxe de Robert Solo, un Prix Nobel d’économie, qui avait constaté qu’on voyait des ordinateurs partout sauf dans les statistiques.
Et aujourd’hui, on peut constater qu’on voit de l’intelligence artificielle partout sauf dans les statistiques.
C’est lié au fait que les entreprises sont entrées dans le vingt et unième siècle avec les technologies de ce nouveau siècle, mais avec l’organisation et le management du vingtième siècle.
Et cela ne permet pas de réaliser des gains de productivité, tant au niveau microéconomique que macroéconomique, pour un pays tout entier en somme.
Mais êtes-vous pour autant opposé à ces « nouvelles méthodes » qu’expriment le coaching, les salles de sport en entreprise, etc. ?
Non, pas vraiment. Mais ce ne sont pas des outils vraiment performants car personne n’est démotivé parce qu’il n’y a pas de salle de sport dans son entreprise ! La salle de sport n’est pas mauvaise en soi et travaillant beaucoup dans l’économie de la Santé, je ne peux nier les bienfaits de ce type d’installations pour les salariés.
Ce qui me dérange c’est le lien que l’on établit entre le management, le sport, le yoga, la nourriture bio ou le baby-foot !
Pour lutter contre la démotivation, n’est-il pas utile de poser la problématique d’abord et avant tout aux salariés eux-mêmes ?
Je suis très favorable à ce que l’on demande aux salariés les raisons de leur démotivation, mais pas tant sur les questions de management que sur celles qui portent sur l’organisation.
Le premier à avoir expliqué cela n’est autre qu’Adam Smith dans le premier livre de science économique, « La Richesse des Nations » en 1776 ! Il y disait notamment sur la spécialisation du travail et la manufacture d’épingles que le plus spectaculaire dans une entreprise, c’est que l’on ne voit pas des gens fabriquer des épingles, mais plutôt des morceaux d’épingles. Et que leur propre pratique les amène de plus en plus à savoir exactement comment fabriquer des épingles !
Il est donc probable que l’on n’a pas assez écouté les salariés, mais il est encore plus certain que l’on a manqué de courage et de lucidité. Au lieu de regarder les vrais problèmes, qui sont liés au manque d’autonomie, de sens, on a détourné les regards en se disant que les séminaires, les formations, les jeux, etc., allaient augmenter la motivation des salariés.
Julia de Funès :
S’il faut reconnaître un manque de lucidité, il faut également comprendre qu’il y a eu une énorme erreur sur le bien-être par le management.
Celui-ci considère que les gens seront plus performants s’ils ressentent du bien-être au sein de l’entreprise, d’où tous les aménagements et solutions évoqués plus haut dans cet objectif.
Mais il faut tenir le raisonnement exactement inverse ! C’est parce que les gens ont la possibilité d’agir et d’être plus performants qu’ils seront bien plus heureux au travail.
Autrement dit, l’entreprise fait du bonheur une condition de la performance et c’est une énorme erreur. Le bonheur n’est pas une condition, c’est la conséquence du travail performant, d’une possibilité d’agir, d’autonomie, de sens, etc.
Et ce faux raisonnement qui consiste à instrumentaliser le bonheur des gens au profit de la performance me semble plutôt pervers.
Madame de Funès, votre perception et votre appréciation de cette inversion des critères sont-elles venues des perceptions évoquées comme telles par les salariés eux-mêmes ?
J’ai déjà évoqué dans l’un de mes livres le cas d’une DRH qui présentait les installations d’une grande entreprise qui allait s’implanter au sein d’un technopole. Celle-ci prévoyait trois restaurants, une piscine, une crèche, etc. On pourrait penser qu’il s’agissait là d’un projet magnifique et c’était présenté comme tel. Mais personne ne pensait au fait que l’entreprise, ce faisant, s’appropriait le droit de gérer la vie de ses salariés de bout en bout, dans un quotidien qui ne leur laissait plus de marge d’autonomie, ni de décision. Comment, par exemple, quitter une telle entreprise qui disposait d’une crèche alors qu’une salariée lui confiait ses enfants en bas âge ?
On comprend ainsi qu’au premier abord, il y a une séduction, mais après réflexion, ce que montrent d’ailleurs les études, l n’y a jamais eu autant de maladies professionnelles, burn out, (la saturation au travail et ses conséquences physiques et psychologiques ), bore out, (l’ennui au travail), brown out (l’absence de sens au travail où l’on en voit plus clairement ce à quoi on contribue).
Vous disiez tout à l’heure que les entreprises sont entrées dans le présent siècle avec des outils de management et des méthodes d’organisation du siècle précédent. A qui incombe la responsabilité de cet état de fait ? À la formation des managers ?
Nicolas Bouzou :
Je pense clairement que la responsabilité première en incombe aux écoles de management. Ce sont elles qui ont inventé ces « méthodologies absurdes ». Certaines d’entre elles, par exemple, possèdent des salles équipées de « lego », de ballons, de sofas et divans, etc. D’autres, en guise de préparation à un voyage en Chine, proposent des conférences sur Confucius, en ignorant totalement les réalités actuelles de la Chine post-industrielle…
Mais, au-delà de ce vrai problème de formation, vient la question de la sélection des managers.
On a pris l’habitude, notamment en France, de considérer que lorsqu’une personne s’avère apte techniquement, la seule voie possible pour augmenter son salaire et le promouvoir dans l’entreprise, c’est de le nommer manager, faute de filière de progression technique, contrairement à ce qui existe en Allemagne, au Japon, dans les pays anglo-saxons.
Chez Google, il y a des ingénieurs qui sont payés plus d’un million de dollars par an.
En France, si vous voulez gagner ne serait-ce que 100 000 euros dans une entreprise, vous devez avoir des fonctions managériales et ainsi l’on promeut managers des gens qui n’ont pas d’appétence pour le management.
Résultat, il y a trois perdants, la personne elle-même, qui était en réussite et se retrouve en échec, les salariés qui sont mal managés et enfin l’entreprise qui a perdu un bon technicien et « gagné » un mauvais manager !
Mme de Funès, en quoi la philosophie, votre domaine de formation et d’excellence, mène-t-elle aux ressources humaines ?
Julia de Funès :
Permettez-moi d’abord de prolonger la question sur le management. On ne charge pas du tout les managers et nous n’avons pas la prétention de dire « faites comme ceci, faites comme cela ».
Ce que l’on critique, c’est le manque de courage de certains managers, de dire et de prendre des décisions radicales parfois, et la domination du management promotions sur le management compétences. Nous critiquons la norme comportementale que les managers suivent par habitude, réflexe ou conformisme, tels des moutons de Panurge.
Un bon manager est celui qui ne perd jamais de vue le sens de son entreprise et du projet qu’il veut mener.
Pour en venir à la relation entre la philosophie et les ressources humaines, il y a aujourd’hui des formations hybrides qui regroupent plusieurs domaines comme les master-classes à La Sorbonne. Mais il y a encore quinze ans, la philosophie était réservée à une élite universitaire, enfermée en quelque sorte dans son sérail, prétentieuse, ésotérique, etc.
Pour ma part, j’ai dû faire d’autres études pour appliquer la philo à des domaines concrets. J’ai doublé ma formation philosophique académique par un DESS RH.
Mais je pense que depuis quelques années, les choses ont changé, ainsi que les cursus et la philosophie est « descendue du ciel » et des idées platoniciennes et elle s’applique désormais à tout. Nombre d’entreprises comptent des philosophes en leur sein et on voit même des entreprises dédiées à la Finance recruter des profils littéraires.
Je pense que la France est encore très ringarde quand elle ne valorise que le scientifique.
Dans votre livre commun, vous avancez un certain nombre de propositions que je perçois plus comme de nouveaux modes ou modèles de management plutôt que de simples propositions.
Nicolas Bouzou :
En fait, il s’agit d’un retour au bon sens. Il y a deux niveaux de réponses. Le premier est général et vise à promouvoir trois choses dans l’entreprise, le sens, l’autonomie, l’autorité, (qui est l’inverse de l’autoritarisme) et qui constitue la condition du sens et de l’autonomie en fait.
Le second est constitué de propositions très concrètes, qui émanent soit de Julia de Funès, soit de moi-même.
On pourrait citer, entre autres, la limitation drastique du nombre de réunions, l’interdiction des PowerPoint, un phénomène mondial, à l’image de ce que fait Jeff Bezos, le patron d’Amazon qui a proscrit formellement les PowerPoint. Et comme troisième proposition, la promotion du télétravail, mais pas à la « française » qui proscrit le télétravail le lundi, le mercredi pour les femmes et le vendredi.
Julia de Funès :
Outre ces propositions qui m’agréent pleinement, il faut également rendre les postes et les missions compréhensibles afin de renforcer l’autonomie des salariés, et faire entrer les humanités dans les entreprises car il est plus important que les gens aient des rudiments de philosophie plutôt que des formations bidon.
Toutes vont dans le sens de densifier les salariés, qu’ils apprennent à utiliser les mots qui parlent et non la « novlangue » managériale habituelle qui amenuise en réalité la pensée. Et ce pour valoriser les salariés et diminuer l’impact de la mode managériale.
Si nous proposons dans notre livre de reconnaître et privilégier les meilleurs, il ne s’agit pas des plus diplômés, mais de ceux qui veulent du sens, de l’autonomie et de l’intelligence pour faire avancer l’entreprise dans laquelle ils évoluent, mais aussi pour y trouver la satisfaction de s’accomplir en son sein.
Voilà pourquoi nous avons intitulé notre livre « la Comédie (in)humaine, parce qu’il faut bannir cette entreprise qui déshumanise, dans laquelle on n’ose même plus être soi-même et qui nivelle les esprits.
Mais pour autant, il n’est pas question pour vous de faire l’économie des nouvelles technologies, etc.
Justement, pour accompagner l’intelligence artificielle et les nouvelles technologies, il faut miser sur les qualités humaines et non proposer des formations en informatique ou en sciences mathématiques car la machine le fait aujourd’hui bien mieux que les humains !
Quel est l’impact et la capacité d’influence de votre ouvrage sur les décideurs en entreprises ?
Nicolas Bouzou :
En toute modestie, je pense que notre livre a déjà un impact très conséquent parce qu’à la date d’aujourd’hui (début janvier 2019), il s’est écoulé à plus de 50 000 exemplaires, pour une parution en septembre 2018. Cela est proprement édifiant et fera de cet ouvrage probablement l’un des quinze essais les plus lus en France cette année. Nous n’en tirons pas de gloire, mais cela corrobore le fait que le sujet répond véritablement à des situations, des problématiques et des questionnements actuels et prégnants.
Nous avons, en cela, remis les choses dans le bon sens et nous avons la faiblesse de croire que ce livre va contribuer à ce qu’on arrête un certain nombre de pratiques et de comportements générés par des idées qui ne sont pas utiles !
Entretien réalisé par Afifa Dassouli