Samira Bakkali, Présidente d’honneur et Fondatrice de l’Association Miftah wa Houloul pour l’insertion sociale et professionnelle de la jeune fille, est active sur le terrain social depuis plus de trente ans. Son expérience riche et dense pour la protection et l’insertion des jeunes filles lui donne un recul sur les contraintes réelles qui entravent au quotidien les libertés des femmes marocaines. Dans cette interview accordée à La Nouvelle Tribune dans le cadre de ce numéro spécial dédié au 8 mars, ses mots résonnent et confrontent la Moudawana sur ses manquements et évolutions nécessaires.
Propos recueillis par Afifa Dassouli
La Nouvelle Tribune : D’où vient votre engagement envers les jeunes filles ?
Samira Bakkali : Je suis native de Meknès et originaire de Ouezzane, ma mère est de Fès et ma grand-mère est berbère ; pour moi, le Maroc coule dans mes veines, c’est donc avant tout un engagement patriote ! Aussi, j’ai été personnellement marquée par un parcours compliqué, en tant que femme divorcée avec un enfant, sans ressource pour nourrir ma fille ni pour payer l’électricité. A l’âge de 25 ans, j’étais loin de mon foyer, installée à Casablanca et livrée à moi-même.
J’ai été à l’orphelinat Lalla Hasnaa pour y trouver du lait pour mon enfant. Face au nombre d’enfants qui avaient besoin d’aide, j’y ai trouvé ma vocation et j’y ai passé des moments extraordinaires au contact de ces derniers. Ensuite, j’ai travaillé pendant 30 ans dans d’autres orphelinats, tout en continuant chez Lalla Hasnaa. Je suis le résultat de ce vécu et mon engagement auprès des jeunes filles au quotidien est possible grâce à ce parcours. C’est à mon expérience que je dois ce que je peux leur transmettre.
Vous militez depuis 30 ans sur le terrain, comment ?
Grâce à mon travail de décoratrice, j’ai pu faire du parrainage d’enfants sur mes propres revenus. Mais, mon esprit était resté avec ces enfants et je me demandais souvent ce qu’ils deviendraient à l’âge de 5 ans s’ils ne sont pas adoptés. En me renseignant, j’ai appris que les enfants sont pris en charge par des associations et les centres de protection de l’enfance. J’ai pris contact avec le juge des mineurs, dont les enfants orphelins dépendent en termes de tutelle, pour pouvoir accéder aux différents centres, en présence des juges. Je me suis impliquée pour retrouver les familles de certaines petites filles parce que les centres n’avaient pas les capacités pour effectuer des recherches dans ce sens. Puis, la création d’une association est devenue une évidence et une nécessité pour intervenir, là où d’énormes besoins s’imposent. C’est de là qu’est née l’association Miftah wa Houloul, Clé et Solution.
Comment Clé et Solution a-t-elle opéré sur le terrain et apporté de l’aide aux jeunes filles en difficultés?
Les centres d’accueil n’acceptent les jeunes filles que jusqu’à l’âge de 18 ans. Ensuite, celles-ci sont livrées à elles-mêmes avec un risque élevé de récidive sociale pour les mêmes causes et les mêmes conséquences de devenir mères célibataires, tomber dans l’addiction, la violence, vivre dans la rue tout simplement. Le phénomène des enfants des rues est la conséquence directe de cette détresse sociale que les centres pour l’enfance ne peuvent assumer seuls. Il me fallait trouver des solutions concrètes à ces problèmes et l’association porte ce nom de Miftah wa Houloul pour cette raison.
Ainsi, nous avons commencé modestement à essayer d’arrêter l’hémorragie en intervenant dans les centres, en apportant des habits et des effets personnels aux jeunes filles. Puis, l’action de l’association s’est structurée pour offrir aux jeunes filles une aide à la pré-insertion professionnelle à travers la formation via des ateliers dans le but également d’occuper les journées de ces jeunes dont l’oisiveté conduit à des problèmes multiples. Les ateliers se sont multipliés de la broderie à la cuisine au perlage, tous les après-midis, puis à la coiffure et à d’autres domaines auxquelles les jeunes filles aspiraient.
Mais, ma démarche n’a pas fait que des émules dans les centres, poussant certains responsables à nous fermer les portes…
Vous fallait-il votre propre centre d’accueil pour aider ces filles et femmes directement ?
En effet, ce qui est aujourd’hui chose faite ! Car avec le Covid, tous les centres ont fermé, toutes les associations ont arrêté d’opérer. Il y avait par exemple plus de 500 enfants désœuvrés à la gare routière de Casablanca en période de couvre-feu. Le gouverneur de la préfecture Derb Sultan Al Fida M. Chakib Belcaid, a alors réquisitionné une école abandonnée depuis des années, l’a faite réhabiliter rapidement pour héberger ces enfants. En pleine pandémie, sans aucun budget, c’était une gageure ! D’autant que d’autres femmes et filles se rajoutaient de jour en jour. Les autorités ayant alors besoin d’une structure de confiance pour s’occuper de ces femmes et de ces petites filles, ont fait appel à nous pour gérer ce nouveau centre. Puis le Gouverneur de la province de Nouaceur, M. Abdallah Chattar, a fait de même pour un autre centre d’accueil. Aujourd’hui, je suis en charge de 3 centres excentrés.
En quoi consiste l’accompagnement public ?
Des budgets déployés par l’État pendant le Covid que les autorités locales n’ont pas alloués aux enfants ou aux différents centres, nous ont été attribués, à travers notamment des équipements, des lits, des draps, du matériel essentiel au fonctionnement de ce centre. A travers cette aide de l’État, nous avons officiellement signé des conventions avec le ministère de l’Éducation nationale, le ministère de l’Intérieur et l’INDH pour bénéficier de leur accompagnement également.
Quels sont les problèmes rencontrés par les jeunes filles et femmes que vous accueillies, dans la rue ?
Le plus important problème auquel nous faisons face, ce sont les femmes célibataires, parfois très jeunes avec des enfants. Elles sont complètement hors la loi, la Moudawana ne les concerne pas, leurs enfants ne sont pas reconnus, leurs droits sont mis de côté. A tel point qu’aujourd’hui, nous sommes mêmes accusés de favoriser ce phénomène parce que nous sortons des femmes et leurs enfants de la rue.
Pourtant, la rue est très risquée et ce qui s’y passe est très graves, on y trouve des femmes violées et mises enceintes, des enfants sans état civil. Alors que le père peut les reconnaître hors mariage, si la mère est tombée enceinte avant le mariage, son enfant reste sans état civil, ce qui l’extrait de la société. Il n’y a aucune protection juridique de ces cas qui pourtant existent en grand nombre. Nous avons des cas d’orphelines qui ont atteint leur majorité et qui sont déjà mères, sans avoir ne serait-ce qu’une carte d’identité nationale, et nous agissons tous les jours pour régulariser au cas par cas ces situations.
Compte tenu de votre expérience sur le terrain, quels sont les mesures que la Moudawana devrait inclure pour répondre aux problèmes de la femme marocaine ?
La première chose qui me parait indispensable, c’est le droit de la femme divorcée à conserver son lieu de vie, le toit sous lequel ses enfants vivent, et qu’elle ne se retrouve pas à la rue au bon vouloir de son ex-conjoint. Il ne faut pas oublier que dans la plupart des couches populaires et les plus pauvres de la société marocaine, le mari ne verse pas de pension confortable à sa femme après le divorce, elle se retrouve le plus souvent sans moyens avec les enfants à sa charge, et en plus sans logement. Cela conduit à la mendicité, à la rue tout simplement.
L’autre problème qu’il faut adresser, c’est le fait que lorsque l’homme a une relation extraconjugale dont nait un enfant, il n’est pas contraint à le reconnaitre, et se refuse systématiquement au test ADN.
Par ailleurs, la femme divorcée n’a non plus aucun recours face aux pères qui ne déclarent pas ou cachent leurs revenus réels. Il est très courant de voir des hommes divorcés placer leur argent sur le compte d’un proche pour afficher des revenus faibles. A croire que ces hommes divorcent de leurs enfants, pas seulement de leur femme. Il y a trop de cas où la femme est victime d’abus et d’injustices dans le cadre de la loi. La Moudawana doit évoluer pour protéger toutes les femmes parce que la famille, les ainés, la société ne jouent plus leur rôle partout de la même manière.
Si nous avons sacrifié des générations, il faut absolument protéger celles à venir parce que leurs conditions se dégradent. Nous recommandons notamment d’introduire des cours d’éducation sexuelle, sous forme d’ateliers, auprès des filles. Il ne s’agit pas de parler de contraception, mais les filles doivent apprendre à donner de la valeur à leur corps, à leur liberté, à connaitre les conséquences qu’elles risquent, à se faire respecter.
C’est tout autant valable pour les droits, les femmes doivent en être informées pour les exercer.