
Mme Nadia Tazi, philosophe et chercheuse
Entretien réalisé par Afifa Dassouli
Nadia Tazi est philosophe et chercheuse. Son travail, pionnier dans l’étude de la virilité dans le monde musulman, apporte un éclairage fondamental sur les structures de domination et les obstacles à l’égalité des sexes.
À travers cet entretien, elle aborde avec lucidité la nécessité d’une réforme profonde de la Moudawana, tout en mettant en perspective les tensions entre tradition et modernité. Son message est clair : les femmes ne doivent pas seulement se battre pour leur propre émancipation, mais aussi pour libérer les hommes du poids des injonctions virilistes qui freinent toute
démocratisation véritable.
Madame Nadia Tazi, pouvez-vous nous parler de votre parcours en tant que philosophe et chercheuse ?
Madame Nadia Tazi :
Je dirai rapidement que mon parcours est atypique. Je me suis attachée à des domaines très divers au fil des rencontres et des sollicitations.
Mon intérêt pour l’islam s’est très tôt (dans les années 70) focalisé sur la question des femmes. Beaucoup plus tard et plus sérieusement, j’ai étudié le thème des masculinités. En règle générale, on commence par se pencher sur les dominé(e)s avant de s’intéresser aux dominants.
C’est en l’occurrence un domaine sensible, mais qui présente l’avantage d’être à la fois essentiel et peu abordé. Lorsque j’en parle, on me pose instantanément des questions sur l’érotologie ! Un thème dont parlent les grands penseurs classiques, mais dont je n’ai pas traité, pour m’attacher exclusivement au champ de la philosophie politique.
Curieusement, j’ai très vite su quelle serait mon approche du problème : typologique et généalogique dans la longue durée. Mais j’ai mis longtemps à la mettre en œuvre.
À travers vos différents travaux de recherche et livres, dont « Le Genre intraitable : politique de la virilité dans le monde musulman », vous traitez du sujet déterminant de la suprématie de l’homme dans l’Islam que vous érigez en handicap à toute évolution en faveur de la femme et de la démocratisation de la société en général. Pouvez-vous expliquer à nos lecteurs en quoi se résument les résultats de vos recherches et les conclusions qui s’en dégagent ?
Mon hypothèse de départ est qu’il convient de distinguer le viril et le masculin : le « macho » et « l’homme de bien » – comme on distingue en général l’islam et les islamistes.
J’approche la virilité non pas d’un point de vue psychologique comme une pulsion, ou sous un angle sociologique à partir du patriarcat, mais comme un principe politique constituant.
La virilité ne concerne pas seulement les rapports entre les sexes. Elle renvoie également aux rapports de rivalité sourde ou déclarée entre les hommes, et aux régimes qu’elle institue de manière explicite ou implicite. Elle va jusqu’à déterminer la nature des gouvernements et des groupes politiques – qu’il s’agisse de l’anarchie tribale, du despotisme, des dictatures, des populismes islamistes.
Tout virilisme est par définition autoritaire. Comme tel, il marque l’échec de la modernisation politique visant « l’égaliberté » entre les individus.
Mais la virilité a très tôt trahi l’idéal islamique, un idéal de mesure et de justice qui s’est construit dans le long cours, à l’appui de la pensée grecque en particulier.
C’est ce que je désigne par masculin en m’appuyant sur la pensée de Ghazali. Le masculin incarne le centre comme poursuite du juste milieu dans l’harmonie des facultés et dans le consensus communautaire.
Le masculin renvoie aussi à un centrement intérieur, une poursuite de la Vérité ou du salut. Cette quête a pu être présentée par la mystique (chez Ibn `Arabi) comme pure réceptivité du divin par la partie passive ou féminine de l’âme – une partie qui, en ce sens, désigne le sommet de l’humain.
L’une des définitions de la virilité est le refus du féminin, la défiance envers l’autre sexe, l’autocensure de sa part de féminité chez l’homme.
Comment vos travaux peuvent-ils contribuer au débat sur l’évolution de la Moudawana au Maroc ?
Permettez-moi d’introduire la thématique de la Moudawana et des femmes par quelques généralités en amont qui déplacent le problème et font constat.
Si l’on considère tous ceux qui ne se plient pas aux habitus et aux codes virilistes – outre les femmes par nature, les minorités (religieuses, sexuelles), les mystiques, les « petites gens », les intellectuels, les malades ou les fous, et bien d’autres encore, on peut avancer qu’une majorité de personnes subissent les effets de la domination viriliste.
Mais la société est également travaillée par des valeurs et des forces qui lui sont contraires.
Réactivement, les islamistes cherchent à légitimer la virilité au nom de Dieu, aux titres de la morale et de l’identité.
C’est une opération symbolique d’une efficacité remarquable. Elle n’en répond pas moins d’une blessure narcissique – qui est propre à tous les populistes, Trump, Milei, Modi, etc. – et qu’explique largement le processus d’émancipation des femmes au cours du XXᵉ siècle.
Il appartient maintenant aux femmes non seulement de poursuivre leur combat mais d’appuyer la démocratisation, c’est-à-dire de soutenir le masculin et l’émancipation des hommes : de les libérer du piège dans lequel ils se sont mis eux-mêmes.
Cela suppose qu’elles aient elles-mêmes évolué.
Nadia Tazi, quelles sont vos appréciations sur la réforme actuelle de la Moudawana que le Maroc veut moderniser ?
Tout ce qui va dans le sens de l’émancipation défait les nœuds et les pesanteurs virilistes.
En Iran aujourd’hui, les femmes constituent l’avant-garde de la lutte contre le régime des mollahs et elles sont plus (et mieux) diplômées que les hommes.
Mais on connaît aussi les limites du féminisme d’État comme celui qu’avait institué le shah.
La situation du Maroc (que je ne connais pas assez) est très différente. Mais on sait que les lois ne font vraiment sens et effet, que s’il y a échange et circulation entre le haut et le bas, autrement dit que si elles sont comprises, acceptées, et mieux encore, sollicitées par la société.
Sans quoi elles seront rejetées d’une manière ou d’une autre.
Quelle est votre vision pour le Maroc de demain en matière de justice sociale ?
Le maître-mot définitoire et prospectif pour ce pays serait, je crois, la mixité.
Le Maroc, par sa géographie et son histoire entre les continents, a vocation à l’être. La mondialité est le trait le plus signifiant de notre temps.
Il conviendrait de décliner la mixité dans tous les domaines, dans le genre, entre les classes sociales, dans la culture et les langues, entre les peuples, entre les savoirs… Vaste problème qui va occuper ce siècle.
Les élites de ce pays, qui sont le plus souvent polyglottes, s’en trouvent favorisées.
Il nous faut un espace public élargi où débattre, apprendre aux uns et aux autres à mieux se connaître et s’aimer.