La procureure du Roi près du Tribunal social de première instance de Casablanca, Mme Malika Chgoura, est en première ligne du cadre d’application de la Moudawana et de la réalité empirique du terrain au quotidien. Et pour cause, son parcours de juriste basé sur un diplôme en Master en droit foncier des affaires, est très riche. De Magistrate à Mohammadia, elle a accédé aux postes honorifiques de Substitut du procureur du Roi à Casablanca puis de Vice-présidente du tribunal d’Anfa chargée des affaires de référé qu’elle a occupé entre 2009 et 2017. Depuis, elle a rejoint la cour commerciale de Casablanca en tant que conseillère avant de devenir en 2019, Procureur du Roi près le Tribunal social. Eu égard à sa longue expérience judiciaire, dans cet entretien exclusif, Mme Chgoura concrétise pour nos lecteurs les évolutions qu’a connu la situation de la femme marocaine et les chantiers qu’il reste à accomplir.
Propos recueillis par Afifa Dassouli
La Nouvelle Tribune : Madame la Procureure, merci d’avoir accepté de nous accorder cette interview sur un sujet d’actualité depuis que Sa Majesté dans son dernier discours du Trône, a lancé une révision de la Moudawana pour assurer plus de liberté et de protection à la Femme marocaine. En l’occurrence, quel est votre rôle en tant que Procureur du tribunal de la famille dans ce sens ?
Je vous remercie ainsi que le journal La Nouvelle Tribune, de me donner l’occasion de réagir personnellement sur un sujet aussi important et pertinent pour la famille marocaine. Surtout dans le cadre du débat relatif à la révision des articles du code de la famille qui s’ouvre depuis le discours de Sa Majesté le Roi Mohammed VI que Dieu l’assiste.
Certes, le législateur marocain a octroyé au ministère public un rôle primordial au sein des tribunaux de la famille qui agissent avec intérêt dans toutes les actions visant l’application des dispositions du code de la famille.
Sachant cependant que le ministère public assume également la protection des droits des individus et des groupes conformément aux dispositions de la Constitution du royaume et aux conventions internationales auxquelles la constitution accorde la primauté sur les lois nationales.
Dans cette perspective, le rôle du procureur du roi près le tribunal de la famille se base sur les dispositions des articles 3, 53 et 54 du code de la famille. Aussi, la présidence du ministère public, devenue indépendante depuis 2017, pour accompagner la protection de la famille et de l’enfance, publie différentes circulaires au profit des responsables judiciaires pour une application appropriée des dispositions du code de la famille.
Dans ce contexte, le procureur du roi près le tribunal de la famille joue plusieurs rôles dans la protection de la femme en application de ces directives édictées par les dites circulaires.
Par exemple, une d’entre elles porte sur la présentation au tribunal de la femme expulsée du foyer conjugal, qui impose une communication avec les parties concernées et les associations de défense et de protection de la femme et de l’enfant, dans le but de ramener la conjointe dans son foyer.
En cas de crainte ou de danger la menaçant, le procureur doit la mettre dans les centres des associations en attendant le règlement de sa situation. Aussi, dans le cas du déplacement de la mère d’un endroit à un autre, les enfants doivent suivre immédiatement pour éviter tout abandon scolaire en application de l’accord de partenariat entre le ministère public et le ministère de l’éducation nationale.
Aussi, le ministère de la justice, au sein de ce tribunal joue un rôle déterminant dans la limitation du mariage des mineurs grâce à d’intenses réunions entre les juges chargés des autorisations du mariage du mineur et par la consultation poussée des dossiers présentés.
Mme Chgoura, comment l’égalite pourtant inscrite dans la loi, peut s’ancrer dans la société et faire évoluer les mentalités?
C’est déjà le cas depuis que la Constitution de 2011 a consacré l’égalité entre l’Homme et la Femme ! Etant donnée la supériorité de la constitution dans l’ordre des lois, celle-ci surplante directement la Moudawana, le Code de la Famille, dans sa version de 2004, prouvant ainsi que le corpus des lois est en constante évolution.
En ce qui concerne le mariage des mineurs, dans la pratique, leur recul est directement lié à l’impact de la Constitution de 2011 sur le code de la famille de 2004.
D’ailleurs, les problèmes que nous rencontrons et dénouons ne sont pas uniquement d’un ressort juridique, ce qui nous oblige à contribuer autrement à leur résolution. Notamment en collaborant avec le ministère de l’éducation nationale pour sensibiliser le corps professoral sur l’importance de l’éducation des jeunes filles, et des efforts supplémentaires à fournir à leur égard pour leur garantir la sécurité de l’éducation au détriment du mariage, de la rue ou de la délinquance. L’éducation des enfants est un droit fondamental et le garantir consiste à contribuer à changer les choses sur le plan social.
L’assistance sociale à travers les associations, apporte une aide également en s’attaquant à tous les fléaux que vivent les familles en difficulté, du chômage à la pauvreté, pour agir sur les causes autant que les conséquences. Parce qu’en réalité, les filles mineures qui sont présentées au mariage sont issues de familles désœuvrées et pauvres, elles sont déjà déscolarisées et ce sont les problèmes économiques qui expliquent que ce phénomène perdure encore, pas uniquement le cadre juridique. L’instauration d’un revenu minimum pour tous les Marocains, est une des solutions que l’État déploie et qui contribuera à résoudre aussi nombre de problèmes.
Dans ce contexte, comment la Moudawana a-t-elle évoluée depuis 2004 ? Quelles sont les difficultés de son application aujourd’hui ?
En effet, certains articles de la Moudawana ont fait évoluer la condition des femmes et d’autres se cognent à la réalité de l’évolution de la situation de la femme aujourd’hui !
Dans le cas du divorce, avant 2004, il était totalement entre les mains de l’Homme. La Femme marocaine rencontrait des difficultés innombrables à obtenir un divorce à son initiative sans faire des concessions financières ou sur la garde de ses enfants, tant l’Homme avait le pouvoir décisionnaire dans la procédure de divorce. La Moudawana lui a donné depuis le droit de demander et d’obtenir le divorce, ce qui en termes de liberté de la Femme marocaine, créé un avant et un après 2004.
Cependant, ce même texte n’a pas su régler de nombreux problèmes qui persistent après le divorce, en termes de pensions versées par l’homme à la femme, de droit au logement, de tutelle du père sur les enfants, même si la mère en a la garde. Laquelle garde s’avère par d’ailleurs fragile dans la mesure où chaque erreur peut la remettre en cause. Par exemple, lorsque le père a un droit de visite hebdomadaire et qu’il fait constater 3 fois par huissier qu’il n’a pas pu jouir de ce droit, quelle qu’en soit la raison, la garde des enfants est retirée à la mère. Nombreuses sont les femmes divorcées qui ne sont pas informées de ces risques et qui de fait subissent des injustices. D’autant qu’il faut savoir que perdre la garde des enfants, signifie perdre également le droit à la pension.
Et, ce n’est pas le seul cas dans lequel la Moudawana de 2004 est dépassée par la réalité d’aujourd’hui : lorsqu’une femme divorce et qu’elle veut refaire sa vie et se marier de nouveau, elle perd encore une fois automatiquement la garde de ses enfants, alors que l’homme peut se remarier sans aucune contrainte. Les articles 174, 175, 176 ont tous des répercutions sur la garde des enfants par la mère.
Même s’il est vrai que l’homme est systématiquement sanctionné pénalement, par de la prison, s’il ne s’acquitte pas régulièrement des pensions jugées pour le divorce alors même qu’il ne perd jamais ses droits vis-à-vis de ses enfants. L’utilisation abusive du système par les hommes divorcés, à travers notamment la dénonciation des soi-disant mœurs de la mère, peut conduire à des drames pour des enfants qui sont séparés de leur mère.
Ce que vous décrivez est-il valable également pour la tutelle administrative exclusive du père sur les enfants ?
Effectivement, c’est un autre des chantiers à mener dans la révision de la Moudawana parce que la réalité a évolué. Aujourd’hui, il n’est pas normal qu’alors que la femme a été reconnue apte à garantir la sécurité des enfants en en ayant la garde complète, elle ne soit en aucun cas reconnue apte à prendre des décisions les concernant. Si l’enfant doit changer d’école il faut l’autorisation du père, toutes les administrations exigent les papiers ou la présence du père, et les exemples sont encore nombreux, des centaines de dossiers de référés sont en cours avec des cas similaires.
Et ce n’est pas faute de notre implication, au niveau de notre Tribunal, qui va jusqu’à interpeler la direction de l’Académie de l’Éducation en passant par et l’établissement de procès-verbaux avec l’assistance sociale après avoir tenu des entretiens avec les mères, pour autoriser le changement d’établissement des enfants. D’autant que la procédure doit être réalisée rapidement pour permettre à l’enfant d’être scolarisé dans les meilleurs délais, lorsque la mère a été obligée de déménager et donc de changer d’école à son enfant.
Mme la Procureure, c’est à tous ces niveaux que votre défense de la femme en tant que citoyenne prend toute son importance, n’est-ce-pas ?
Bien sûr, c’est dans tous ces cas que le juge et le procureur ont un rôle très important, une nouvelle fois, à jouer. Aussi, le rajeunissement du corps judiciaire contribue beaucoup à faire évoluer les jugements dans la pratique en évitant beaucoup de ces travers dans les dossiers de la garde des enfants.
Il n’en demeure pas moins que les articles précités doivent être révisés, en particulier pour aller dans le sens de la protection des droits des enfants qui ne doivent pas être séparés de leur mère pour des raisons non justifiées. Comme il faut pouvoir évaluer la capacité de la femme concernée à répondre de ses responsabilités. C’est pourquoi, il revient au législateur de maintenir l’équilibre dans la loi, celle sur le Code de la Famille en particulier.
Que pouvez-vous conclure sur les évolutions nécessaires de la Moudawana ?
Le contexte social de la Femme marocaine a beaucoup évolué comme le reste du pays depuis 2004 et notre expérience au quotidien en témoigne. Les ajustements nécessaires de la Moudawana doivent confirmer les efforts réalisés pour sauvegarder les libertés fondamentales des femmes et à leur respect au même titre que l’homme. Cela est d’autant plus important que la Constitution de 2011 est claire quant à l’égalité de l’homme et de la femme. Les législateurs ont aussi la grande responsabilité de s’assurer que la formulation des lois ne porte pas atteinte à la dignité de la femme.
Compétences du Procureur près le Tribunal Social
La Tribunal de la famille recouvre le Droit de la Famille (la Moudawana), mais aussi le Droit Social. Le procureur joue un rôle central dans l’exercice de cette compétence, parce qu’il défend la société prioritairement.
– Lorsque le Procureur estime qu’un jugement rendu ne sauvegarde pas les droits de la Femme, il a le droit de faire appel de ce dernier.
– L’exemple type porte sur le mariage des mineurs. Quand un juge autorise le mariage de mineurs, le bureau du Procureur investigue et agit auprès de la famille pour faire prévaloir que la place de la personne mineure est à l’école, que son corps n’est pas prêt pour le mariage etc.
Il se base sur les droits de l’enfant, selon lesquels avant 18 ans, les filles bénéficient d’une protection en tant que mineure, mais l’article 20 de la Moudawana, donne toujours au juge le pouvoir discrétionnaire d’autoriser ce mariage. C’est une contradiction à laquelle les juges, les procureurs sont sensibilisés et qu’ils prennent en compte pour évaluer les demandes qu’ils reçoivent.
C’est tout particulier le cas depuis l’adoption de la Déclaration de Marrakech pour la lutte contre la violence faite aux femmes, qui a été adoptée en mars 2020, sous la présidence effective de Son Altesse Royale la Princesse Lalla Meryem. La conséquence quasi-immédiate est qu’aujourd’hui au Tribunal de la Famille de Casablanca, ce type de demandes n’existe pratiquement plus grâce à la coordination entre la Procureure, la Présidente du Tribunal et les juges en charge des mariages. Une réelle prise de conscience accompagnée d’actions concrètes est érigée face au mariage des filles mineurs.
La réalité à l’épreuve des statistiques
À Casablanca, en 2021, 592 demandes de mariage de mineurs ont été reçues, et le tribunal de la famille de Casablanca a autorisé 142 mariages concernant des filles mineurs.
Par contre, en 2022, dans ce même tribunal de Casablanca, la présidence publique a organisé des réunions, où elle a convoqué les procureurs, ainsi que les présidents de tribunaux et les magistrats chargés des mariages, en présence de l’UNICEF. Les résultats se sont fait sentir, puisqu’en 2022, 348 demandes ont été reçues, mais le tribunal de Casablanca n’a autorisé que trois mariages.
Pour ce qui est des divorces prononcés, concernant l’année 2021, ils s’élevaient au nombre de 14 556 pour ce qui est du divorce sous avis judiciaire (Talal Chiqaq), qui peut être demandé par le mari ou la femme, avec un certain équilibre entre les deux. Toujours en 2021, on a compté 6 731 divorces à l’amiable. Il faut aussi relever 363 affaires jugées pour la garde des enfants, et 378 verdicts concernant la relève de la garde, en faveur toujours de la femme. En 2022, on a relevé 12 521 verdicts de divorces sous avis judiciaire. Il faut noter que le taux en 2021 était élevé, parce qu’avec le covid, les demandes de 2020 avaient été reportées. Par contre, au niveau des divorces à l’amiable, il y a eu une augmentation à 7 145. Et pour les dossiers de relève de la garde, ils s’élevaient à 390.