Le 09 juillet devant le Parlement réuni en Congrès à Versailles, Emmanuel Macron peaufine sa vision d’un islam de France réformé. « L’ordre républicain, disait le Président, c’est aussi cette nécessité de ramener dans le giron de la République des pans de la société qui s’en sont éloignés, la République n’a aucune raison d’être en difficulté avec l’islam, pas davantage qu’avec aucune autre religion. La laïcité du reste commande qu’elle n’ait pas à en connaître et veut simplement que soit garantie à chacun la liberté de croire ou de ne pas croire. Mais il y a une lecture radicale, agressive de l’islam qui se fixe pour but de mettre en cause nos règles et nos lois de pays libres, de sociétés libres dont les principes n’obéissent pas à des mots d’ordre religieux. Il faut que tout le monde sache qu’en France, la liberté individuelle, la liberté de pensée, la liberté de critiquer, l’égalité des femmes et des hommes, le respect des choix individuels, tant qu’ils n’attentent pas aux droits des citoyens sont des principes intangibles. Il faut que tout le monde sache que nulle mise en cause de ces principes ne peut être acceptée sur le fondement d’un dogme religieux. »
RÉFORME DE L’ISLAM…encore une !
Le discours du Président se veut porteur d’une certaine idée du consensus national. Les équilibres sont fragiles. Les tenants d’une laïcité radicale sont aussi revendicatifs que les porteurs d’une religiosité extrémiste. De leur affrontement, s’est découlé une société française polarisée, frileuse et anxieuse. Les attentats qui ont secoué la France ces dernières années ont poussé à leur paroxysme les craintes envers l’islam et les musulmans.
Pourtant, le Président Macron n’est pas le premier à avoir tenté une réforme de l’islam. Les tentatives de codification d’un islam propre à la France remontent aux années 1980. Elles étaient guidées par une double contrainte d’intégrer la minorité musulmane du pays et de lutter contre l’extrémisme islamiste. Mais la transformation d’un islam en France en un islam de France a été effectuée en lien étroit avec les pays d’origine des musulmans français, notamment le Maroc, l’Algérie et la Turquie.
D’aucuns comme Jean-Pierre CHevènement, actuellement à la tête de la Fondation des Œuvres de l’islam de France FOIF, justifient, dans un entretien qu’il nous a accordé le 4 juillet 2018, ce recours au pays d’origine par « l’incapacité des musulmans de France à produire une élite à même de les représenter ».
A cet argument, d’autres rétorquent que des réflexes colonialistes continuent à animer la gestion de l’islam de France, empêchant par-là même l’émergence d’une élite française musulmane représentative du culte musulman.
De cette perception diamétralement opposée est née une crise de la représentation. Les organisations musulmanes existantes, affiliées à l’État ou à des entités assimilées, sont en mal de légitimité et ne reflètent guère, qui plus est, la diversité des musulmans de France. De fait, l’intégration des musulmans au sein de la société est sérieusement handicapée, ce qui ouvre dangereusement la voie aux idéologies extrémistes se réclamant de l’islam. Par ailleurs, l’incapacité de l’État français à solder ce qui est appelé un héritage colonial pousse nombre de musulmans à juger condescendante une gestion de l’islam dictée par les autorités. Ils y voient un simple subterfuge visant à domestiquer l’islam, voir à le rendre invisible.
Pour autant, la méthode Macron se veut novatrice. Elle fait siennes, sans le reconnaître expressément, les conclusions de l’institut Montaigne sur les musulmans en France : « Aujourd’hui, le discours sur l’islam et l’image de l’islam sont très largement fabriqués par les djihadistes, les salafistes et les autres émetteurs de discours intégristes. Dans leur majorité, les musulmans de France ne participent pas de cet islam-là. »
Le Président Macron appelle à déconstruire l’image stéréotypée de l’islam et à engager un changement par le bas en associant à la réflexion réformiste la majorité dite silencieuse des musulmans, celle qui subit à la fois l’usurpation de l’islam par les idéologues extrémistes et une non-reconnaissance des Français musulmans comme des citoyens à part entière et non à part.
Le 12 juin dernier, lors de l’Iftar (rupture du jeûne) du Conseil français du culte musulman (CFCM), le ministre de l’Intérieur Gérard Collomb, chargé de traduire dans les faits la volonté du Président Macron, lance les « assises territoriales de l’Islam de France. » Dans sa circulaire adressée aux préfets le 25 juin, le ministre d’État dessine un peu plus les contours de cette initiative qui s’inscrira, dit-il, « dans la continuité des instances de dialogue organisées depuis 2015 » et initiées à l’époque par Bernard Cazeneuve.
Les assises sont placées sous le signe de la diversité et de l’ouverture comme pour signifier que la méthode Macron veut bien rompre avec une gestion jacobiniste où la chose musulmane est du seul ressort du microcosme parisien.
Le ministre Collomb veut que soient organisées jusqu’au 15 septembre 2018 « des réunions décentralisées dans chaque département ». Les préfets sont chargés de la mise en place de ces rendez-vous et doivent rendre, avant le 15 juillet, leurs « lignes directrices » au ministère de l’Intérieur. « Il vous appartiendra, écrit Gérard Collomb aux préfets, d’associer tous ceux avec qui un dialogue républicain et citoyen est possible ». Le ministre demande une « ouverture », une « diversité » et « L’organisation de ces assises devra permettre de représenter l’Islam de France dans toute sa diversité ».
Si le ministre demande aux préfets de « faire connaître et de valoriser les initiatives locales prises » dans les départements et de « recueillir l’expression des attentes et des propositions des acteurs locaux du culte musulman et de ceux qui s’y intéressent », il laisse tout de même l’entière liberté aux préfets d’« identifier les interlocuteurs qui pourront participer » aux réunions. Loin donc d’être volontariste, la démarche empruntée jusqu’à présent a tout d’un processus, d’ouverture certes, dont l’État, à travers son administration territoriale, est le maître d’ouvrage par excellence.
Dans toutes les préfectures, le procédé est presque le même : des réunions ou ateliers de travail avec les représentants du culte musulman. Trois grandes thématiques sont débattues :
– la gouvernance des lieux de culte et le financement de l’islam ;
– la formation des cadres religieux et la formation des acteurs publics du territoire dans les domaines éducatifs, sociaux, culturels et sportifs, tant pour les agents du terrain que pour les cadres des administrations publiques et des associations ;
– l’organisation et la représentation du culte musulman dans les territoires avec une préférence marquée pour une représentation au niveau départemental.
Certains préfets se sont distingués par leur méthode de travail. La raison en est que ces préfets avaient accumulé une certaine expérience dans la gestion du culte musulman, notamment lors de l’exercice d’une fonction en lien direct avec l’islam et les musulmans au sein du ministère de l’intérieur. Ce n’est pas le cas de tous les préfets. Les travaux réalisés par certaines organisations comme l’UMF (Union des Mosquée de France) dirigée par Mohamed MOUSSAOUI ont même permis à plusieurs préfectures de disposer de documents de travail précis « l’Union des mosquées de France, que je préside, a fait, dès mars 2018, une trentaine de propositions sur l’organisation et le financement du culte musulman, ainsi que la formation cadres religieux », disait M. MOUSSAOUI. En effet, son organisation, réunie en conclave à Strasbourg, avait élaboré une série de propositions concrètes relatives à l’organisation, le financement et la représentation de l’islam de France.
En laissant aux préfets la liberté d’appréciation des modalités d’organisation des assises, le ministre inscrit en réalité cette démarche consultative (assises) dans une optique descendante. En effet, il revient aux seuls préfets d’identifier leurs interlocuteurs musulmans.
A Strasbourg par exemple, toutes les associations musulmanes n’avait pas assisté à ce rendez-vous du 4 septembre 2018. Certaines n’y étaient pas invitées tout simplement laissant ainsi planer le doute sur les intentions des pouvoirs publics. Les procédés sélectifs opérés ne trahissent-ils pas l’esprit de ces assises qui se veut ouvert à toutes les sensibilités du culte musulman et à tous les acteurs de la société civile qui s’intéressent aux questions de l’organisation de l’islam en France ?
Par ailleurs, toutes les personnes, musulmanes ou non, conviées à ces assises, sont connues du paysage musulman ou gravitent autour de ce paysage. Plus surprenant encore, le nombre de non-musulmans (autres cultes, autorités locales, milieu académique) dépasse celui des acteurs associatifs musulmans. C’est un constat qui peut être interprété de deux façons, l’une comme l’autre étant affligeantes pour les acteurs musulmans de Strasbourg :
Ou ces acteurs ne sont pas en mesure de s’entendre sur quelques dénominateurs communs de l’organisation du culte et sont alors incapables de produire face aux pouvoirs publics des propositions combien même minimalistes mais concertées au moins ;
Ou les pouvoirs publics, connaissant les faiblesses et les lacunes de ces acteurs, ne pouvaient espérer d’eux qu’ils fassent des propositions sur les modalités d’organisation de l’islam de France.
Il y a fort à parier que la deuxième interprétation est à même de rendre compte de la situation. En effet, très peu de temps a été consacré pour débattre de thématiques aussi délicates que la gouvernance, la formation et la représentation du culte musulman. A cela s’ajoute le fait que les rapporteurs principaux des trois ateliers étaient tous des non-musulmans. Serait-ce une maladresse organisationnelle ou un choix délibéré pour marquer les esprits et rappeler (si besoin il y a d’ailleurs) que l’organisation de l’islam est le fait du prince, un domaine réservé de la puissance publique ? Les pouvoirs publics n’auraient-ils finalement convié les acteurs musulmans que pour acter des rapports et des propositions que les services de l’État auraient préalablement préparés ?
En tout état de cause, au lieu d’être un processus ascendant qui feraient remonter au sommet du pouvoir des propositions issues des territoires au plus près des réalités locales, les assises sont in fine un procédé descendant à travers lequel la puissance publique, contrairement aux effets d’annonce contenus dans le discours politique, établit le format, définit le contenu et identifie les interlocuteurs.
CONSULTATION CONTRE CONSULTATION
L’annonce du Président Emmanuel Macron de « poser les jalons de toute l’organisation de l’islam de France » a opéré visiblement un électrochoc. L’inertie, les guerres de positions et le déficit criant de légitimité qui rongent le CFCM depuis 2003 sont pointés du doigt comme étant les symptômes d’un islam de France en mal d’intégration.
Mais l’État n’est pas le seul à établir ce constat amer. Des voix très actives sur les réseaux sociaux et bénéficiant de l’adhésion de beaucoup de jeunes français musulmans s’élèvent contre le CFCM. C’est le cas notamment de Marwan Muhammad qui fait siennes les critiques de l’État à l’égard du CFCM. Mais cet ancien du Collectif Contre l’Islamophobie en France, CCIF, ne dédouane pas pour autant l’État. Au contraire, il estime que « l’interminable déshérence » du CFCM est une conséquence directe de l’interventionnisme de l’État français lui-même. Ce dernier n’aurait de cesse œuvré pour maintenir sous perfusion des représentants du culte musulman sans envergure, ni charisme et, qui plus est, téléguidés par des pays étrangers désireux de garder la main sur leur diaspora (Turquie, Algérie, Maroc).
Marwan Muhammad lance alors sa consultation des musulmans de France le 09 mai 2018. Il prend de court et les pouvoirs publics et le CFCM. Le président de ce dernier, Ahmet OGRAS, se déclare « surpris », pour ne pas dire irrité, face à « une démarche personnelle ». « Nous aurions aimé que son initiative vienne insuffler un nouveau dynamisme au CFCM au lieu de pousser à la création d’une nouvelle organisation parallèle. (…) »
Abdallah Zekri, délégué général du CFCM n’y va pas de main morte : « Je considère que ce monsieur (M. Muhammad) ne représente que lui-même. Je n’approuve pas du tout son initiative…Le dialogue doit se faire avec le CFCM même si, on en est conscient, il n’a pas l’assentiment de tout le monde…c’est une organisation qui a 15 ans d’âge, qui évolue… »
Tout laisse à penser qu’un certain opportunisme caractériserait la démarche de l’ex-directeur du CCIF. Sa consultation intervient après que Tariq Ramadan ait été mis en examen pour viols et incarcéré en février 2018. La nature a horreur du vide et le vide laissé par Tariq Ramadan se doit d’être rempli. L’homme sillonne alors la France pour assurer, by himself, le service après-vente de sa consultation. Il s’appuie sur des relais associatifs militant pour un islam identitaire et mobilise le réseau dense des centurions du CCIF qui quadrillent désormais tout l’hexagone.
Au-delà, le militantisme islamiste de Marwane Muhammad inquiète car il permet à ce dernier de se positionner en tant qu’acteur de l’islam de France. A terme, son OPA sur l’islam et les musulmans de France risque d’aboutir. L’État, qui gère la question de l’islam comme un fait du prince, ne tolérerait pas qu’un outsider méconnu de l’establishment s’autoproclame émir d’une dissidence musulmane qui veut engager un bras de fer avec l’État Français.
Le CFCM et les grandes fédérations qui y siègent ne permettraient pas, au risque de s’éclipser définitivement, que leur légitimité historique soit sapée aussi brusquement que brutalement par un homme qui se donne religieusement au Djihad des tribunaux, politise sans cesse le culte musulman et radicalise les musulmans en empruntant à la mouvance indigéniste et anticoloniale ses registres de mobilisation.
Marwan Muhammad ne s’en cache pas d’ailleurs lorsqu’il déclare : « …soit le gouvernement fait sa révolution copernicienne en étant capable de traiter avec les musulmans sur un pied d’égalité et des citoyens de plein droit, soit il continue son chemin et nous, le nôtre » !
Quelle est la nature profonde de ce séparatisme islamiste qui s’active pour construire deux islams parallèles sur le territoire d’une République, une et indivisible ? Pour Marwan Muhammad, il y aurait donc un islam d’État hanté par des réflexes colonialistes (le EUX) et un islam qui serait né d’une exigence citoyenne et d’un égalitarisme que seuls lui et ses disciples incarneraient (le NÔTRE).
LA REFORME DE L’ISLAM ou les deux têtes de Janus
Alors que les assises territoriales de l’islam continuent à s’organiser (jusqu’au 15 septembre 2018), l’Institut Montaigne récidive en publiant un rapport sur « l’islamisme » après un premier rapport en 2016 sur « l’islam de France ».
Signé par l’ancien banquier d’affaires Hakim El Karoui, l‘homme qui murmure à l’oreille du président, il analyse des « objectifs », des « effets » et des « acteurs clés » de l’islamisme décrit comme « une véritable idéologie politique contemporaine ».
Beaucoup du contenu de ce rapport a déjà été mis en exergue par des travaux universitaires qui ont réalisé une photographie de tendances lourdes qui structurent l’islamisme et des registres qui le nourrissent depuis les années 1970. Le rapport met l’accent sur le rôle joué de nos jours par Internet et les réseaux sociaux dans « la montée en puissance » de l’islamisme et la « progressive autonomisation (…) de ses centres de fabrication ». « Les valeurs portées par l’islamisme sont bien souvent orthogonales aux valeurs occidentales, d’où le sentiment de confrontation que beaucoup d’Occidentaux ressentent face à l’islamisme », constate le rapport. Pour autant, Hakim EL KAROUI estime que « ce n’est pas la peur qui doit nous guider pour imaginer une réponse » mais « plutôt la raison ». Cette raison consiste en « une réorganisation de l’islam » urgente sous la forme d’une « institution chargée d’organiser et de financer le culte musulman ».
Dès qu’il a commencé à circuler, le rapport a provoqué une levée de boucliers. Le 15 et 16 sept. 2018 à Strasbourg dans un colloque sur le Wakf et les structures caritatives comparable en Europe, Anouar Kbibech, vice-président du CFCM, dénonce ce qu’il a qualifié de « propositions farfelues. » Il fait sans doute allusion à l’idée d’instaurer « un tracfin islamique » qui serait contenue dans le rapport sous le titre « Des financements souterrains impossibles à suivre ». M. Kbibech s’insurge : «…aurait-on accepté d’imposer un tel contrôle aux juifs et aux chrétiens ?…Pour les musulmans, il y a plutôt présomption de culpabilité et non présomption d’innocence ». Or, ledit rapport ne mentionne nulle part un « tracfin islamique » mais explique que « s’il existe un lien entre les financements venus du Golfe et le développement de l’islam radical en Europe, ce n’est peut-être pas à l’échelle des grandes mosquées qu’il faut le chercher : elles font office de vitrine et sont le plus souvent les tenants d’un islam modéré. Il faut en revanche se pencher sur les mosquées plus petites et les simples salles de prière, plus susceptibles de recevoir des dons, non d’États, mais de riches particuliers du Golfe ou d’organisations caritatives. Ces dons sont nécessairement plus diffus et opaques, du propre avis de l’organisme TRACFIN du ministère de l’Économie et des Finances français »
Les autres critiques portent principalement sur le cadre vague dans lequel le rapport place l’islamisme. Le spectre de ce dernier va de l’affaire Mennel à Daech en passant par l’affaire Ramadan. C’est problématique car un spectre aussi large supposerait qu’entre un musulman et un islamiste, il n’y aurait qu’une différence de degré et non une différence de nature. C’est d’autant problématique qu’il risque de désillusionner au sein des Français musulmans celles et ceux qui se battent contre l’extrémisme islamiste et croient en une réforme de l’islam de France en concertation avec l’État.
A y voir de plus près, le rapport, constate Mohamed Moussaoui, président de l’UMF, : « ne traite pas vraiment des questions d’organisation du culte musulman. Pour le financement, hormis la proposition de créer l’association AMIF sans d’ailleurs plus de précisions, il n’y a véritablement pas de propositions concrètes sur l’organisation du culte musulman, ni sur la formation des cadres religieux (imams et aumôniers) ».
Comment peut-on alors analyser cette nouvelle sortie hyper-médiatisée de Hakim El Karoui sur une thématique aussi brulante et anxiogène que celle de l’islamisme en France ? Il ne faut pas y voir un affrontement au sommet de l’État entre des personnalités politiques et des conseillers qui ne s’entendent pas sur les modalités d’organiser l’islam de France. Par contre, on peut imaginer que l’État tente bien d’enrayer ce que l’ancien président François Hollande a qualifié de « partition » née d’un séparatisme islamiste qui gangrène des territoires entiers. Alors dans une position d’équilibre, ce même État donne des gages de fermeté pour lutter contre l’islamisme tout en œuvrant pour une normalisation en douceur de l’islam de France.
VERS L’ISLAM MUNICIPALISÉ : L’exemple de Strasbourg
C’est donc dans contexte national mouvant que doivent agir les acteurs locaux de l’islam. Ils sont contraints non seulement de s’y positionner en sachant qu’il est soumis aux lois imprévisibles de la politique et aux jeux des alliances partisanes, mais aussi d’y repenser les redéploiements de tous les autres acteurs (associations cultuelles, société civile, élus…) sur un échiquier de l’islam local davantage encombré.
L’exemple de Strasbourg mérite une attention particulière. Ses dynamiques politiques locales adossées à son statut de capitale européenne soumise à un régime concordataire en font un laboratoire de réflexion, voire un terrain d’expérimentation d’une réforme tant espérée de l’islam de France.
A cet égard, force est de constater tout d’abord une recomposition du champ politique local strasbourgeois, avec des affrontements au sein de la garde rapprochée de Roland Ries, le maire de Strasbourg. Socialiste depuis 2008, la capitale alsacienne pourrait-elle se mettre En Marche ? Après deux mandats successifs, le socialiste Roland Ries, 74 ans, a fait savoir qu’il ne se représentera pas. S’il a fermé la porte à une nouvelle candidature, le premier magistrat de la ville avait ouvert celle d’une primaire pour désigner le candidat du PS à la mairie. Mais le renouvellement politique national en a décidé autrement. Depuis mi-2017, sa majorité municipale de gauche et écologiste éclate faisant naître quatre groupes : Parti socialiste, Europe Écologie Les Verts, La République En Marche et la Coopérative sociale, écologique et citoyenne, partisan de Benoît Hamon à la présidentielle.
L’échéance des municipales de 2020 place déjà les acteurs de l’islam à Strasbourg devant des choix cornéliens : ou ils restent fidèles à ceux qui se disent les héritiers légitimes de l’héritage de Roland Ries qui a beaucoup œuvré pour une normalisation de l’islam à Strasbourg (l’ancien député Philippe Bies, l’adjoint au maire Mathieu Cahn, le président de l’agglomération Robert Herrmann,) ou ils se tournent vers les porte-drapeaux de la République En Marche LREM (le 1er adjoint au maire, Alain Fontanel, les adjointes aux relations internationales et aux espaces verts Nawel Rafik El Mrini et Christel Kohler, l’ancien adjoint au maire en charge des Finances, Olivier Bitz et la conseillère municipale Michèle Seiler).
Exception faite d’Olivier Bitz qui, avant d’être nommé sous-préfet par décret présidentiel en juillet 2018 à Montagne-au-perche dans l’Orne, avait une réelle connaissance des subtilités et susceptibilités des acteurs musulmans de Strasbourg, les autres dirigeants de LREM à Strasbourg doivent encore faire leur apprentissage de la diversité et de la complexité de l’islam en Alsace. Nicolas Matt, en charge des relations avec les cultes, reste méconnu pour la plupart des associations musulmanes et aura sûrement besoin davantage de temps pour pouvoir se frayer un chemin et espérer adopter (pour ne pas dire imposer) son propre style.
Mais le groupe de LREM bénéficie d’un certain état de grâce qui profite encore (mais pour combien de temps encore ?) au président de la république. La ville de Strasbourg est l’une des villes ciblées par LREM. Alain Fontanel, longtemps considéré comme le dauphin et successeur naturel de Roland Ries, est désormais entré dans l’équipe de Christophe Castaner, patron de LREM, comme délégué national en charge du Mieux vivre. Il multiplie les contacts avec les associations musulmanes et affiche sa volonté d’assumer l’héritage du maire sortant Roland Ries.
Il y a ensuite l’enracinement de DITIB Strasbourg qui n’est autre que l’antenne des DIYANET de Turquie. Cette organisation s’étale sur plus de 35.000 m2 de terrain acquis pour plus de 19 millions d’euros. Son projet de campus est estimé à plus de 65 millions d’euros. A terme, DITIB va transformer la physionomie même de tout un quartier avec un changement prévisible du POS (Plan d’Occupation du Sol). La crise que traverse actuellement la Turquie n’a pas freiné les ambitions de ce pays au sein de la capitale européenne Strasbourg où elle dispose du plus grand consulat en Europe (Superficie 13 000 m2, coût 42 millions d’euros, Inauguré à la fin du mois de juillet 2018).
DITIB Strasbourg dispose déjà d’un lycée privé Yunus EMRÉ. Il est le premier lycée privé musulman en Alsace. Si ces débuts sont timides, il n’en demeure pas moins que le nombre de musulmans de Strasbourg sensibles davantage à l’idée d’un enseignement privé musulman est en nette expansion. Par ailleurs, le fait qu’il soit soutenu par une entité étatique (la Turquie) lui procure une stabilité et une sécurité financière en attendant qu’il puisse élargir son assiette financière et consolider son autonomie budgétaire.
Aujourd’hui une certaine méfiance caractérise encore les rapports des pouvoirs publics avec DITIB Strasbourg. Le 04 septembre 2018, lors des assises territoriales de l’islam de France organisées par la préfecture du Bas-Rhin, Jean-Luc Marx, (Préfet du Bas-Rhin et du Grand Est) dans son discours d’ouverture a justifié l’absence de DITIB Strasbourg parmi les invités auxdites assises par le fait qu’elle (DITIB) est « une émanation de l’État Turc ». Mais à moyen terme, cette situation ne peut qu’évoluer. Avec son futur campus, DITIB Strasbourg placera les pouvoirs publics, les élus locaux et les autres acteurs de l’islam en Alsace devant un fait accompli, celui d’un interlocuteur incontournable. En effet, le campus abritera, en plus du lycée déjà en place, un centre de formation des imams, un institut d’art islamique, une faculté de théologie, une grande bibliothèque, une grande mosquée, un espace commercial, un centre d’hébergement, un hôtel, un espace médias…
Enfin, il y a la propulsion de M. Abdelhaq Nabaoui comme figure représentative de l’islam d’Alsace. Cet aumônier musulman national des hôpitaux, qui a fait tout son apprentissage de l’islam de France dans les rouages de l’ancienne UOIF (aujourd’hui Musulmans de France), est devenu depuis sa prise de fonction à la tête du CRCM-Alsace l’interlocuteur presque exclusif des autorités.
S’il faut reconnaître à M. Nabaoui, la qualité d’un travailleur acharné, il faut dire aussi qu’il est critiqué pour son interventionnisme dans presque tous les dossiers en lien avec l’islam. Ses liens avec « un simple chargé de mission de la ville se vantant de faire la pluie et le beau temps de l’islam à Strasbourg » placeraient M. Nabaoui dans une situation de « suiveur » selon les mots d’un de ses détracteurs. La situation en irrite plus d’un à commencer par tous ceux qui estiment aujourd’hui qu’ils étaient les pionniers à entreprendre les chantiers de l’islam en Alsace dont M. Nabaoui se targue d’être l’initiateur.
A ses détracteurs, M. Nabaoui répond : « Je ne fais pas attention à ce que disent les autres de moi car l’enjeu dépasse ma petite personne…Moi, je veux élever le débat et j’oppose à ceux qui ont la critique facile et injuste un bilan positif en moins de deux ans d’exercice à la tête du CRCM-Alsace…Malgré des moyens presque inexistants, nous avons pu avancer sur beaucoup de chantiers qui visent à normaliser l’islam dans notre région et au-delà…J’ai la conscience tranquille… ».
M. Nabaoui, en évoquant son bilan, fait sans doute allusion à la création, le 20 avril 2018, du Conseil des Imams et Cadres Religieux d’Alsace CICRA. C’est une instance régionale inédite ayant pour but de fixer un cadre de travail des imams aussi bien nationaux qu’étrangers.
Moins de deux mois plus tard, le 4 juillet 2018, avec Jean-Pierre Chevènement, président de la Fondation de l’Islam de France, il inaugure l’École Nationale de l’Aumônerie Hospitalière ENAH. Il crée un nouvel échelon, celui d’aumônier régional, chargé de l’application et de la coordination des orientations nationales dans les 13 régions de France et notamment de la mise en œuvre de la politique de formation des aumôniers locaux. Mais au sujet de ces deux chantiers, M. Nabaoui ne fait pas mention du travail déjà accompli par les autres acteurs, à commencer par la Grande Mosquée de Strasbourg à qui revient le mérite de créer la première aumônerie musulmane hospitalière en Alsace.
Abstraction faite de ce qui pourrait être des aspirations personnelles, somme tout légitimes de M. Nabaoui, force est de constater qu’il fait partie de ces cadres de l’islam de France en cours de notabilisation que l’État cultive et suit de très près et dont le but, à terme, est de fournir des représentants qui seraient dignes d’être conviés à la table de la République.
Par ailleurs, derrière les critiques et reproches des uns aux autres courent en filigrane les préparatifs des élections du CRCM-Alsace qui auront lieu en 2019. La bataille de positions auxquelles semblent se livrer déjà les acteurs associatifs musulmans en Alsace promet une campagne rude entre les grandes fédérations…A moins qu’une réorganisation de l’islam de France en décide autrement !
Hamid DERROUICH, Docteur en science politique, réalisateur