Notre cher ami Saad Khiari, cinéaste et auteur, chroniqueur régulier dans nos colonnes de la Nouvelle Tribune et du portail www.lnt.ma, est un fin connaisseur du Maroc, de ses habitants, de ses villes et campagnes, mais surtout des phénomènes sociaux qui s’expriment de plusieurs manières.
Dans le texte qu’il suit, c’est un cri du cœur qu’il lance afin que des pratiques, habitudes, mœurs et modes d’exploitation ne disparaissent pas dans l’indifférence générale.
Puisse son appel être entendu, notamment par les institutions concernées, mais aussi cette société civile qui, bien souvent, occupe le vide béant généré par l’absence des premières…
Fahd YATA
Si vous envisagez de prendre la route pour Ouarzazate, choisissez le mardi. Si comme moi, vous êtes curieux de la vie et si vous n’êtes pas pressé, prenez la tangente plutôt que la ligne droite.
Ensuite, quittez la route nationale pour suivre l’indication « Aït Ourir ». C’est à une trentaine de kilomètres de Marrakech et ce sera un voyage vers le passé.
A l’entrée de la ville, demandez à visiter le souk hebdomadaire. Il n’y a rien d’excitant pour les visiteurs occasionnels, sauf s’ils sont ethnologues, écolo-fanatiques ou bio-compatibles.
Vous n’y trouverez ni produits du folklore, ni vendeurs de bimbeloterie, ni charmeurs de serpents, ni diseuses de bonne aventure.
On n’y vend que de l’utile et c’est peu dire qu’il y a foule chaque mardi, car c’est le rendez-vous hebdomadaire des paysans descendus ce jour-là des montagnes environnantes à dos d’âne ou à bord de toutes sortes de véhicules de transport.
Détrompez-vous, les fourgonnettes portant l’inscription « transport mixte » ne traduisent pas les velléités militantes de conducteurs féministes, mais plutôt l’accueil des animaux de la ferme et le souci de rentabiliser les espaces.
Comme dans tous les souks, la répartition des commerces et des activités est faite de manière rationnelle, tant et si bien que le visiteur descendu de sa montagne ne perd pas trop de temps pour faire ses emplettes hebdomadaires, retrouver ses parents et amis, se soigner, prendre le pouls de la situation économique locale ainsi que les dispositions nécessaires pour ses prévisions de cultures ou son élevage d’animaux de la ferme.
A noter cependant que certaines haltes sont particulièrement intéressantes.
Il y a les forgerons qui battent le fer chauffé au rouge grâce à un judicieux système de demi-vélo enfoui dans le sol, les barbiers jetables, le maréchal-ferrant qui ajuste devant vous les fers pour les mulets et les ânes venus se refaire des pattes plus endurantes en les confiant volontiers à leurs maîtres qui les présentent pour le ressemelage.
Ne vous étonnez pas devant le petit format des fers, ils sont façonnés à coups de massues musclées et destinés aux mulets et aux ânes même si l’on continue à dire « fer à cheval ».
Ici c’est la montagne ; le pays des pentes et des chemins muletiers. Le cheval c’est la plaine, la parade, et le déhanchement équivoque de la croupe.
Le mulet c’est la montagne, les chemins escarpés et la souffrance en silence. Et l’âne, ma foi, c’est pour les dépannages à des altitudes raisonnables et pour les qualificatifs désobligeants.
Les montagnards du pays berbère ne fouettent pas instinctivement les mulets, comme à Marrakech.
Ils leur savent gré des services rendus et de l’endurance au mal. Parlez-en aux marchands d’huile d’olive qui se retrouvent tous les mardis au même endroit où on peut atterrir sans demander son chemin, en suivant simplement les effluves de l’olive et du beurre rance.
Vous trouverez des hommes âgés, au teint buriné, au visage traversé de rides pareilles aux sillons qu’ils creusent depuis des lustres avec des araires en bois.
Un tableau vivant de Goya mais aux visages d’une grande dignité.
Ils sont assis côte à côte, comme si de toute éternité, silencieux et graves, devant des bonbonnes en plastique remplies d’huile d’olive pressée à l’ancienne ; unique fortune qu’ils désespèrent de ne plus pouvoir produire à cause des articulations meurtries, de l’âge de plus en plus pressé et injuste et de l’ingratitude de leur progéniture mâle, plus attirée par les lumières et les bruits de la grande ville que par le silence de la montagne et le soleil très vite couché.
Là est le problème et là est l’objet de mon appel pressant.
La montagne manque de bras. Les jeunes, pourtant désœuvrés, refusent les travaux à la campagne et préfèrent l’illusion de la ville.
Les vieux le savent, qui assistent impuissants au crépuscule d’arbres immémoriaux.
N’allez pas croire que c’est la pauvreté qui rend les montagnards tristes. Ils ne se sentent pas pauvres parce qu’ils savent qu’ils ne seront jamais riches.
Seulement, ils sont tristes parce que leurs jambes fatiguées ne les supportent plus pour arriver jusqu’aux oliviers devenus difficilement accessibles et trop hauts pour eux.
Ils ragent en silence de voir dépérir sur pied des fruits qui ont mis une année pour mûrir et qui sont gorgés de tant de promesses dont seuls profiteront les oiseaux qu’ils n’ont même plus de raison de maudire.
Lorsque vous prendrez congé, les bras chargés de bouteilles d’huile, de figues sèches et de miel au thym avec la promesse de revenir une prochaine fois, ils vous répondront oui l’air dubitatif, non pas à cause du doute sur les incertitudes de l’âge, mais pour déplorer l’indifférence des gens de la plaine.
A chacune de mes visites, je me promets de me montrer plus solidaire et crier encore plus fort ma révolte.
Comme la récolte des olives s’étale environ sur deux semaines, je me dis que ce serait merveilleux de mettre sur pied une association qui organiserait le temps de deux week-ends le déplacement de nos jeunes, filles et garçons pour cueillir les olives inaccessibles, bivouaquer chez les paysans, partager un couscous, faire emplettes des produits de la campagne et chanter et danser le soir autour d’un feu de bois, dans le strict respect des us et coutumes de nos anciens et de nos montagnes.
Ailleurs, sous d’autres cieux et notamment chez le voisin d’en face où on sait joindre l’utile à l’agréable, on organise ce genre de rassemblement pour les vendanges ou les agrumes.
Pourquoi ne le ferait-on pas pour nos olives et pour nos anciens ? Ils seraient ivres de bonheur et partiraient le jour venu, avec l’assurance de ne pas avoir été inutiles et que les oliviers ne seraient jamais abandonnés.
Saad Khiari
Cinéaste- Auteur