
C’est vrai qu’on ne se connaissait pas avant le mariage et je me demande si on se connaît vraiment, après soixante ans de vie commune. Mon voisin Si Abdelkader qui est aussi notre imam, dit qu’on ne se connaît jamais vraiment. Il a sûrement raison puisqu’il est imam.
C’est vrai que c’est la première fois que nous partons en voyage tous les deux. Nos enfants se sont cotisés pour nous offrir un séjour à La Mecque pour accomplir notre première Omra. Quand on m’a dit que le vol durait cinq ou six heures je me suis demandé de quoi nous allions parler, assis côte à côte, durant tout ce temps, parce qu’on n’a pas l’habitude et comment on allait faire avec tous ces gens dans l’avion qui vont nous regarder.
C’est vrai que nous n’avons parlé toute notre vie que de choses sérieuses ou graves et que depuis le premier jour, il y a eu entre nous la violence, la fatigue, les soucis, quelques moments de joie vite réprimés à cause des voisins et du mauvais œil, mais le devoir conjugal toujours furtif dans le noir de la nuit et la menace partout obsédante de Satan.
C’est vrai qu’à propos de nuit, celle que nous avons affrontée ensemble pour la première fois fut très violente. Mes amis m’avaient mis en garde contre la nuit de noces. Ceux qui étaient mariés m’avaient donné des conseils qui ne m’avaient servi à rien. Nous avions peur tous les deux de la première relation intime ; de ce péché halal couleur sang dont on ne doit jamais parler. Avec le temps, la pudeur a diabolisé le plaisir et nous avions appris à parler devoir quand il fallait penser amour.
C’est vrai que lorsque les youyous sont montés de la cour après que les femmes eurent reçu la chemise ensanglantée, j’ai ressenti comme un sentiment de fierté virile à l’idée de rejoindre la cohorte des saigneurs d’hymens. C’est plus tard que j’ai compris que les hommes avaient accompagné les youyous de coups de fusil en l’air, parce qu’ils venaient d’accrocher une autre vierge au tableau de chasse de la tribu.
C’est vrai que le lendemain, j’ai passé ma journée à plastronner devant mes amis et les anciens du village, et que le soir en entrant dans la chambre, je t’ai offert un flacon de parfum « Bourjois soir de Paris » qu’il fallait acheter à la grande épicerie afin que nul n’en ignorât. C’était la tradition ; le geste auguste du saigneur après la victoire.
C’est vrai que tu as continué, pas à pas, petit à petit, à accomplir tout ce que ta mère et tes tantes t’avaient recommandé de faire, pour éviter la colère du mari et échapper à la répudiation. On m’avait appris que ton obéissance n’était pas soumission mais le chemin obligé pour mon apaisement. Ce qui revient au même et c’est bien ainsi que je l’ai compris.
C’est vrai que tu m’as donné un premier garçon puis un deuxième puis un troisième avant d’entamer la série des filles et il te faudra bien avouer que c’est à peine si je te grondais quand les petits m’empêchaient de faire la sieste ou qu’ils étaient malades par ta faute.
C’est vrai aussi que je t’ai frappée, et même parfois assez violemment parce que le repas n’était pas prêt ou parce que tu voulais aller trop souvent au hammam à mon goût, mais c’était sans regret parce que l’imam nous avait dit qu’il fallait frapper nos femmes car Satan trouve plus facilement refuge chez elles.
C’est vrai que tu m’as toujours soigné, que tu as toujours été la première levée et la dernière couchée, que tu t’es bien occupé de mes enfants, que tu as toujours bien reçu ma famille, que mon linge a toujours été propre et que je ne t’ai jamais surprise en train de bavarder avec les voisines, ou te reposer ; et si je t’ai corrigée quelquefois c’est presque toujours parce que tu as voulu profiter de mes moments de bonne humeur pour oser me demander de l’argent pour des frivolités ou pour faire des petits cadeaux à ta famille.
C’est vrai qu’il m’arrive de penser que je suis parfois un peu sévère avec toi. Je le sens dans le regard des enfants mais je ne peux passer outre le conseil des anciens ni les recommandations de l’imam. Je fais comme on m’a appris, même si je sais que c’est parfois injuste.
C’est vrai que nous ne savons pas parler d’autres choses que des soucis quotidiens. Et quand l’imam nous rapporte la tendresse des conversations intimes entre le Prophète ( Asws ) et son épouse Aïcha, je me dis qu’on ne m’a jamais appris et que je ne saurai jamais faire parce que Lui, c’est Le Prophète et que toi, tu n’es pas Aïcha. Dans l’avion, nous avions parlé du rituel de la Omra et de la bousculade qui nous attendait. Je me suis bien assuré que personne ne nous voyait avant de lui prendre furtivement la main. Elle a eu un mouvement de recul avant de se laisser faire. J’ai découvert que sa main était d’une douceur infinie. Mais de cela, je ne lui parlerai jamais. Chacun de nous a baissé les yeux. Il nous aura fallu attendre tant d’années. Deux solitudes si proches pour un même destin. Sûrement par la faute des autres, à cause des imams, et parce qu’autrefois, il y a longtemps, il n’y avait pas d’école pour nous.
Alors, à bien y réfléchir, je me dis que c’est trop tard pour nous et pour nos enfants et que cela ira mieux pour nos petits-enfants. Ils pourront peut-être se parler et se regarder dans les yeux comme à la télévision, comme dans les autres pays…ou comme il y a quatorze siècles, au temps des premiers jours de l’islam, à la condition que les barbus leur fichent la paix et que les imams soient sérieusement formés.
Saad Khiari
Cinéaste-auteur