J’emprunterai aux « Guns N’Roses» la résonance du nom pour le titre de cette contribution qui n’arbore aucun lien entre le fameux groupe de rock et la célèbre fête catalane du livre, si ce n’est une assonance bienheureuse et un quelconque contraste.
Des livres et des roses : que c’est beau de joindre, le temps symbolique d’une fête, le symbole de l’univers à celui de l’amour !
Le 23 avril est depuis 1995 journée mondiale du livre et du droit d’auteur.
En Catalogne c’est une journée atypique : les hommes offrent une rose à leurs bien-aimées et celles-ci offrent un livre à leurs hommes.
C’est la Saint-Valentin de Catalogne. Tout a commencé en 1923 quand l’écrivain espagnol Vicente Clavel Andrés proposa l’idée à la chambre officielle du livre de Barcelone ; l’idée fut approuvée en 1926, célébrée d’abord le 7 octobre de la même année, et puis déplacée au 23 avril en 1930, pour coïncider avec la Sant Jordi (Saint Georges).
En parfaite symbiose, bouquinistes et fleuristes s’emparent ce jour de l’emblématique avenue la Rambla de Barcelone, dans un immense salon ouvert du livre et de l’amour.
À retenir qu’à l’origine, cette fête du livre est liée à la littérature de par l’hommage rendu à Cervantès, Shakespeare, Nabokov et autres éminents écrivains nés ou décédés le même jour.
Malgré la popularité d’une telle tradition, au demeurant merveilleuse et combien impressionnante, il est à noter, cependant, que la célébration de cette fête du livre chaque année n’est nullement un indice de hausse d’intérêt pour la lecture.
Le livre est en train de vivre les pires moments du déclin de sa gloire partout dans le monde. Selon le World Culture Score Index, l’Inde se situe en tête de l’indice de lecture, moyennant pour la personne une dizaine d’heures de lecture par semaine.
L’Espagne score un peu plus de cinq heures par personne derrière (curieusement) l’Égypte et l’Arabie Saoudite. Sans prétendre à l’exactitude, ces données restent un indicateur révélateur du recul qui est en train de sévir dans l’univers du livre et de la lecture.
Devant l’idée universelle qui considère le livre comme meilleur ami de l’homme, on ne s’empêche aujourd’hui de dessiner une grimace cynique des sévices que connaît la lecture.
La vieille oraison ne semble plus de mise, et l’homme en a apparemment marre de cette amitié. Certes, derrière chaque livre il y a un homme ou une femme ; d’où la possibilité d’avoir dans le livre non seulement le grand ami, mais aussi un potentiel ennemi, un peu à l’image de la métaphore extrême du livre empoisonné et de la lecture mortelle (Le nom de la rose).
Cet argument n’est pas la cause du déclin du livre, la vraie raison il faut aller la chercher du côté du lecteur lui-même.
De nos jours, le progrès technologique constitue, sans doute, le premier ennemi du livre. La lecture des dépêches informatiques et des faits divers intégrés aux pages web et réseaux sociaux donne l’illusion de la culture, et les nouveaux lecteurs s’en contentent largement, se passant ainsi des bienfaits que peut apporter un bon livre.
La lecture, quand lecture il y a, est devenue hasardeuse et chaotique ; le lecteur méconnait ce qu’est un plan et une discipline de lecture.
C’est là que je trouve ingénieuse l’idée de joindre les livres et les roses, la lecture et l’amour. Cet amour devrait commencer par le livre lui-même : les lecteurs gagneraient énormément à être sensibilisés à la notion de plaisir du texte (Barthes) et au labeur que supposent l’écriture et la production d’un texte.
Un livre ne peut se résumer à l’« assemblage de feuilles imprimées et réunies en un volume, broché ou relié» ; de son côté, la lecture est certes beaucoup plus que «reconnaître les signes graphiques d’une langue».
Quand un texte nous fascine et nous impose sa lecture c’est qu’au fond, comme dit Jitrik Noé, coule la rivière profonde et souterraine de l’acte scriptural qui est aussi écriture sur l’autre possible : le lecteur du texte littéraire considéré par Blanchot le fils légitime de cette écriture.
Entre la lecture tangentielle, dépourvue de sensibilité littéraire, qui attend que le texte tourne sous l’aiguille de son bras comme un disque vinyle, et la lecture profonde éprise du texte, à l’affut de ses tonalités et chuchotements, celle qui parcourt le corps du texte avec ferveur et passion, le lecteur saura toujours trouver le chemin vers le pur divertissement, vers la joie de l’apprentissage, vers l’interprétation, voire même vers la recréation.
À ce visage hédonique de la lecture qu’il faut apprendre à chercher comme l’on cherche patiemment l’éveil des sens et plaisirs d’une femme, s’ajoute le côté cognitif et utilitaire. La lecture est aussi une quête de soi et du savoir, elle ouvre des univers étranges à première vue, mais où l’on peut reconnaître des morceaux de la propre réalité, aussi lointains que soient le texte, l’auteur, le langage et les arguments impliqués dans l’écriture.
Il est vrai que les idées d’un livre ne sont jamais absolues et qu’elles restent exposées à l’érosion du temps et de l’intellect, aux changements, à la rectification et même à la correction.
Peu importent les corrections que l’histoire apporte aux interrogations formulées, dit Octavio Paz, l’essentiel est de se poser les bonnes questions.
La littérature pour Blanchot commence par l’écriture, et l’écriture, dit-il, est interrogation ; cela fait de la lecture une immersion dans les eaux de l’interrogation et de l’écriture.
L’esprit de la Sant Jordi catalane œuvre annuellement dans le sens de la sensibilisation à l’importance que revêt la lecture en faisant une fête de cet heureux mariage de l’amour d’autrui et de l’amour du livre.
Chez nous, nous n’offrons point de roses à nos bien-aimées. Elles ne nous offrent pas de livres, et nous n’avons pas de légendes semblables à celle de Sant Jordi.
Réjouissons-nous cependant de nos semaines et salons du cheval. Nous avons nos joyeux moussems et autres festivals qui ne réussissent qu’à stimuler les ovations et l’abandon du corps du spectateur au rythme d’une musique insipide, le temps d’un spectacle qui coûte des bagatelles faramineuses.
Quelles mesures prenons-nous pour l’épanouissement de nos esprits ? Que faisons-nous pour célébrer cette journée mondiale du livre ? Qu’avons-nous comme programme pour inciter les jeunes à lire, pour les sensibiliser à l’importance de la littérature, à la signification des notions de livre et de lecture ?
Le dédain du livre et le recul de la lecture demandent un plan d’action urgent afin de se pencher sérieusement sur la question et essayer de trouver des solutions susceptibles de motiver et pousser les gens et les jeunes surtout à retourner vers la lecture.
Il est impératif de retrouver ce plaisir de lire. Retrouver, et non imposer ; contraindre à lire ne peut se faire que dans les différents cycles de l’enseignement où la non-lecture peut être passible de sanction, ce qui ne conduirait qu’à confirmer encore davantage le dégout de la lecture chez les enseignés.
Il faut trouver le moyen d’inculquer aux jeunes l’amour de la littérature et de la lecture des grands classiques. La responsabilité de l’école et de la société est certainement indéniable, mais avant elle, celle de la famille et des parents est de taille.
Les enfants naissent et grandissent aujourd’hui dans un environnement hostile à la lecture où il est rare de voir des gens lire et où le livre trouve difficilement le chemin des foyers.
Pourquoi nous attendons-nous à ce que les enfants soient différents de nous si nous n’avons pas notre petite bibliothèque à la maison et si nous ne les habituons pas à nous voir lire ?
Younes Gnaoui