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Carburant de « sang »: ces chauffeurs routiers qui défient la mort pour ravitailler Bamako

Afrique

Carburant de « sang »: ces chauffeurs routiers qui défient la mort pour ravitailler Bamako

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Dans le nord de la Côte d’Ivoire, des dizaines de chauffeurs routiers continuent, chaque jour, à emprunter les routes menant vers le Mali voisin. À bord de leurs camions-citernes chargés de carburant, ils affrontent un danger omniprésent : les attaques des groupes jihadistes affiliés à Al-Qaïda. « On ne sait jamais si on rentrera vivant », souffle Baba, 30 ans, maillot de Manchester United sur les épaules. Comme ses collègues, il sait que chaque trajet vers le Mali peut être le dernier. Depuis que le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (JNIM) a décrété, il y a deux mois, qu’aucun camion-citerne ne devait pénétrer au Mali depuis un pays voisin, les attaques se multiplient. Les camions incendiés en provenance d’Abidjan ou de Dakar se comptent désormais par centaines. Selon le chercheur Bakary Sambe, du Timbuktu Institute au Sénégal, ces attaques s’inscrivent dans une stratégie de « jihad économique » visant à étouffer Bamako et à discréditer la junte militaire au pouvoir. « En asphyxiant économiquement le pays, le JNIM cherche à gagner le soutien populaire en accusant le gouvernement d’incapacité », analyse-t-il.

De Niakaramandougou à Tengréla, dernière ville ivoirienne avant la frontière malienne, les routiers poursuivent leurs trajets malgré la peur. Certains invoquent la nécessité financière, d’autres le patriotisme. « On le fait parce qu’on aime notre pays. Si on meurt, c’est pour la bonne cause », affirme Mamadou Diallo, 55 ans, rencontré sur un parking poussiéreux. Le long des routes, les pauses sont brèves. À Kolia, des chauffeurs déjeunent rapidement avant de reprendre la route. « Si les camions s’arrêtent, c’est tout un pays qui s’éteint », explique Sidiki Dembélé. En 2023, plus de la moitié des produits pétroliers exportés par la Côte d’Ivoire étaient destinés au Mali. Les convois partent de Yamoussoukro ou d’Abidjan, empruntant deux grands corridors : celui de Tengréla et celui de Pogo. Côté malien, les escortes militaires prennent ensuite le relais jusqu’à Bamako. Mais même sous protection, les attaques demeurent fréquentes, notamment sur les axes Kadiana-Kolondiéba et Loulouni-Sikasso.

« Il y a deux mois, j’ai vu des jihadistes brûler deux camions devant moi. Les chauffeurs sont morts sur le coup », raconte Moussa, 38 ans. « Chacun a un rôle dans la construction du pays. Le nôtre, c’est d’approvisionner le Mali en carburant », ajoute Bablen Sacko, rescapé d’une autre embuscade. Derrière le courage, les chauffeurs dénoncent la précarité de leur métier. « Pas de contrat, pas d’assurance, pas de retraite. Si tu meurs, c’est fini. Après ton enterrement, on t’oublie », déplore Bablen Sacko. Avec des salaires avoisinant les 100 000 francs CFA (environ 150 euros) et un bonus de 50 000 francs (76 euros) par voyage, beaucoup réclament une prime de risque. « On mérite une reconnaissance, car on joue notre vie à chaque trajet », insiste Yoro, un autre routier.

Face à cette insécurité croissante, certains transporteurs ivoiriens ont préféré suspendre leurs activités. À Boundiali, Broulaye Konaté, gestionnaire d’un parc de 45 camions, a immobilisé sa flotte : « J’ai demandé à un chauffeur de livrer au Mali, il a refusé. Le camion est toujours garé à Abidjan. » Pour Souleymane Traoré, chauffeur depuis sept ans, chaque départ est une épreuve. « Tu prends la route, la peur au ventre », confie-t-il. Il se souvient avoir croisé, sur le chemin du retour, « plus de cinquante camions calcinés » entre Kadiana et Tengréla.

Le Premier ministre malien, Abdoulaye Maïga, a récemment qualifié le carburant acheminé vers son pays de « sang humain », en hommage aux chauffeurs et soldats tués sur ces routes meurtrières. Mais la menace persiste. « Le JNIM ne cherche sans doute pas à prendre Bamako, mais la pression qu’il exerce est sans précédent », estime Charlie Werb, analyste du cabinet Aldebaran Threat Consultants. Sur les routes du nord ivoirien, les camions continuent pourtant de rouler, symbole silencieux d’un courage ordinaire. Entre peur, devoir et survie, ces hommes du bitume maintiennent, au péril de leur vie, le poumon énergétique du Mali.

LNT avec AFP 

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