Azeddine Yassine, directeur général de Buildfluence
Le 8 avril 2022, le Maroc a reçu officiellement son Livre Blanc sur la e-santé. Un travail initié par l’Université Mohammed V de Rabat, en partenariat avec le cabinet Buildfluence, spécialiste en intelligence stratégie et influence et d’autres spécialistes du secteur. Par cette initiative, plusieurs grilles d’analyse sont mises à disposition pour comprendre la e-santé au Maroc. Rencontre avec Azeddine Yassine, directeur général de Buildfluence.
La Nouvelle Tribune : Quel est le lien, selon vous, entre la digitalisation, la santé et la pandémie Covid-19 ?
Azeddine Yassine : Paradoxalement, la crise pandémique était un facteur accélérateur du développement de la santé digitale. Covid-19, non seulement a dévoilé le retard technologique de la santé par rapport à d’autres secteurs, mais a imposé des pratiques de téléconsultations et de télémédecine. Des applications se sont multipliées et ont vu le jour très rapidement partout dans le monde : prise de RDV ou échange médecin-patient, télésurveillance pour maisons de retraite, télédiagnostic, surveillance intelligente des grossesses, téléconsultation et téléexpertise médico-dentaire, etc.
Au Maroc, selon l’enquête annuelle réalisée par l’ANRT en 2020 concernant l’usage des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), les données remontées des répondants montrent l’engouement des Marocains pour l’acquisition de matériel de travail informatique (PC et tablette) a progressé de 64,2 % en 2020 par rapport à l’année précédente. Ceci est l’un des effets collatéraux de la pandémie sur le comportement des usagers pendant la crise Covid-19.
En Afrique, une étude « High Tech Health » élaboré par Disrupt Africa en 2020 estime que le secteur des technologies de la santé est en plein essor. D’autant plus que la pandémie Covid-19 a favorisé la progression des investissements dans ce secteur. Ainsi, beaucoup d’opportunités de marché ont été saisies par les Startups africaines. Ce qui a favorisé l’augmentation exponentielle du capital des startups de la Healthtech à 257,6 % pendant la période pandémique 2019-2020.
Parallèlement, les investissements ont continué de grimper durant l’année 2020. Les startups Africaines de la e-santé ont recueilli plus de 103 millions USD. La moitié des fonds alloués à ce secteur depuis cinq ans a été versée au cours du premier semestre de 2020, atteignant un record depuis le début de la crise pandémique de Covid-19.
Le secteur de la santé digitale est désormais considéré par les banques comme un milieu à fort potentiel en matière d’investissement. La forte demande et l’adoption de soins préventifs ainsi que l’augmentation du financement de diverses startups dans la santé digitale ne font que stimuler la croissance de ce marché.
Pourquoi pensez-vous qu’il est nécessaire d’élargir les grilles de lecture pour qualifier la e-santé au niveau national et international ?
Élargir le scope de l’étude présente plusieurs avantages dans toute étude et analyse :
- Connaître les différents types d’indicateurs de performances utilisés par les professionnels du secteur et saisir leur méthodologie de mesure et de classement des pays.
- Suivre la croissance du marché et remonter les segmentations des tendances par périmètre géographique.
- Identifier les bonnes pratiques afin de s’en inspirer puis savoir si celles-ci sont applicables et adaptables à notre contexte local.
- Tirer profit de l’innovation qui se fait ailleurs en matière de e-santé
- Mesurer le positionnement du Maroc face aux pays africains et renforcer sa compétitivité.
Le schéma proposé par Buildfluence au départ était de procéder en mode projet d’intelligence stratégique de manière à cibler et analyser la donnée pertinente liée à la santé digitale. Comment ce schéma a-t-il été pensé et mis en place ? Quels étaient les résultats?
Le rôle de Buildfluence était de mettre à disposition son expertise afin de faciliter la recherche et la remontée d’information clé tout en évitant l’infobésité. Au départ, Buildfluence s’est attelée à mettre en place et utiliser tout au long du projet une plateforme de captation et d’analyse des données basée sur l’Intelligence Artificielle et le Big Data. Le but est de remonter des données ciblées et crédibles de type : Livres blancs, études universitaires, bonnes pratiques, enquêtes et rapports émanant d’organisations de notoriété internationale (UN, OMS, Doing Business, OMPI, etc.)
Ce schéma proposé par Buildfluence s’est traduit par des livrables pertinents :
- Réflexion et élaboration des 4 thématiques du guide d’entretien avec les décideurs et professionnels de la santé au Maroc,
- Construction des questionnaires pour les 2 enquêtes digitales par profil (usagers et professionnels de santé), le choix de la méthodologie du quota d’analyse quantitative et qualitative des réponses et la schématisation des réponses sous format de graphes pour faciliter l’interprétation par la suite,
- Segmentation des thématiques des 2 enquêtes et attribution des questions adéquates à chaque catégorie de manière à mieux cerner les problématiques et les attentes des répondants : Perception, démocratisation, confiance aux NTIC, risques et mise en œuvre,
- Étude et analyse de la partie Benchmark du marché mondial de la e-santé,
- Choix et réalisation de la méthode PESTEL (Politique, économique, socioculturel, technologique, environnemental et légal) afin d’analyser avec précision l’impact macro-économique de la e-santé sur plusieurs échiquiers.
La méthode d’intelligence stratégique proposée par Buildfluence et suivie toute au long d’élaboration de ce travail a permis d’avoir un livrable pragmatique fournissant des informations factuelles permettant une compréhension rapide. Le but de la manœuvre est de fournir des données loin de toute littérature conceptuelle mais plutôt des données à caractère décisionnel.
Selon vous, quels sont les moyens dont le Maroc devra se doter pour transformer et digitaliser le domaine de la santé ?
L’enjeu de la santé digitale est majeur et hautement stratégique car il impacte transversalement plusieurs secteurs. Par conséquent les mesures sont à la fois complexes et très variées, et concernent aussi plusieurs axes : Gouvernance, sécurité, cadre administratif, attractivité, souveraineté, éthique, réglementaire et technologique. Prenons par exemple, le volet « gouvernance ». On remarquera que « La santé digitale » couvre deux métiers essentiels et deux expertises particulières : Le digital et la santé. Il serait donc judicieux d’attribuer l’instance de gouvernance à un établissement public qui possède l’expertise digitale et les compétences métiers dans l’interopérabilité transverses des systèmes d’information sur plusieurs métiers dont la santé. Seule l’Agence de Développement du Digital (ADD) peut remplir cette mission car elle est capable de :
- Rationaliser tous les efforts nécessaires pour développer une architecture intégrée de l’information sur la santé digitale au Maroc,
- Piloter et suivre à tout point de vue l’interopérabilité, l’uniformité, l’accélération, la régulation, l’opérationnalisation, la promotion et la valorisation de e-santé,
- Coordonner les efforts d’un écosystème Open-Innovation en regroupant les différents départements de la santé, la transition numérique, l’innovation, de télécom, de l’éducation nationale, la recherche, de la finance voire même des régions,
- Assurer les liaisons avec des groupes politiques, réglementaires et acteurs privés de l’écosystème,
- Fournir un leadership éclairé de e-santé « version Maroc » pour atteindre un rayonnement à l’international.
L’avantage est de renforcer l’orchestration de la collaboration public / privé à travers la légitimité d’un seul interlocuteur expert en la matière au sein de la sphère publique et auprès des acteurs privés de l’écosystème.
Avec le développement de la santé numérique, quelles avancées pourrait réaliser le Maroc dans ce domaine, déjà complexe ?
La e-santé apporte un appui stratégique majeur dans l’organisation des procédures médicales. Elle permet de répondre aux nombreux défis auxquels le système fait face : la montée des maladies chroniques, les évolutions démographiques, les enjeux économiques, les nouveaux défis sanitaires et sociaux. Ajouter à cela le rayonnement de l’image de notre pays à l’échelle internationale.
Parmi les éléments de réponse que pourraient apportés la santé numérique, on trouve :
- La télémédecine pourrait aider la réduction des contraintes des consultations en présentiel et la médicalisation des territoires reculés.
- Des nouveaux emplois seront impulsés par les innovations technologiques et numériques dans ce secteur. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), quelque 40 millions d’emplois nouveaux devraient être créés dans le secteur de la santé à travers le monde d’ici 2030.
- Le côté réglementaire est déterminant car il permettra l’accélération de l’adhésion du professionnel et du citoyen voire l’attractivité de l’investisseur dans ce secteur.
- La Healthtech pourrait rehausser le Maroc au rang de ‘Digital Nation’ parmi les pays développés, d’autant plus qu’il en possède les moyens, selon ses scores UN-EGDI (United Nations – E-Government Development Index) et WIPO-GII (World Intellectual Property Organization – Global Innovation Index).
- Le savoir-faire marocain est susceptible d’être promu à l’export sur le continent africain et ainsi positionner le Royaume comme un véritable hub dans les technologies de la santé.
Propos recueillis par Zainab M’barki