Quand les entreprises ont commencé à s’intéresser au digital, il était uniquement considéré, pour la plupart, comme une offre supplémentaire s’ajoutant à leurs produits et process traditionnels.
Maintenant, le digital est une véritable force qui transforme les entreprises sous toutes leurs facettes, depuis leur fonctionnement en interne jusqu’à la relation avec leur clientèle.
Pour nous expliquer ses différents impacts sur un grand groupe, central pour l’économie marocaine, comme Attijariwafa bank, nous avons été reçus par M. Karim Idrissi Kaitouni, Directeur Exécutif en charge du Marché des Entreprises, M. Mouawia Essekelli, Directeur Général Adjoint en charge de la Banque Transactionnelle Groupe, Mme Ikram Zemmita, Responsable Marketing et Communication Entreprises, et M. Hicham Ziadi, Directeur du Digital Center du Groupe.
Un changement de paradigme
«La banque est une entreprise comme une autre, fortement concernée par la vague mondiale du digital. Cette vague qui s’est amorcée vers la fin des années 90 a pris une tournure exponentielle avec l’avènement du smartphone en 2007 et a changé le rapport des gens à leur environnement immédiat et distant. Ce changement impacte aussi bien leurs rapports sociaux que leurs rapports aux différents fournisseurs de biens et services (administrations, santé, banques, transports, etc.) », entame M. Ziadi.
Au début des années 2000 et jusqu’au milieu des années 2010, les entreprises se contentaient de rajouter un site web ou une application mobile au-dessus de leurs offres et processus initiaux pour se proclamer «digitalisées». Aujourd’hui, l’ampleur du phénomène est telle que l’on peut parler d’un changement de paradigme qui commence à remettre en cause les business model existants et d’en induire des nouveaux.
«Cette nouvelle pousse les entreprises à revoir complètement leurs rapports à leurs clients, et ce, à tous les stades de la création de valeur», précise-t-il.
Dans ce nouveau paradigme, il s’agit d’inclure en permanence le client dans la réflexion autour du produit, tout au long de son cycle de vie.
Selon le Directeur du Digital Center, il y a un travers dans lequel tombe une majorité d’équipes dans les entreprises ; c’est de s’enfermer dans un bureau, concevoir des projets, y travailler pendant 18 mois, et délivrer un produit fini qui ne correspond pas forcément aux attentes du client ni à ses contraintes réelles.
Dans le même temps, les Leaders du digital, ceux de la Silicone Valley par exemple, ont développé des approches et méthodes innovantes pour éviter cela.
En effet, le point commun entre ces Leaders, est qu’ils ont tous démarré comme de petites Startups aux moyens limités, développant une approche pragmatique, qui va tout de suite au plus près de la valeur. Cette recherche de la valeur est centrée sur l’identification et la résolution des problèmes réels des clients. Cela mène à l’adoption, la conquête et donc la très forte croissance observée de ces Startups.
«En ce qui concerne Attijariwafa bank, nous avons démarré cette transformation depuis quasiment une décennie. Nous n’utilisions pas le terme «digital» à l’époque, mais plutôt « banque multicanale», «banque en ligne», etc. Chemin faisant, nous avons compris que nos concurrents n’étaient pas forcément les autres banques de la place, mais bien au-delà des frontières, à savoir des Fintechs (Startups dans les services financiers) ou encore des acteurs non financiers qui commencent à lorgner sur les services financiers, comme certains opérateurs télécoms. Il a fallu donc se doter des mêmes armes que ces acteurs-là, pour optimiser les coûts, augmenter la valeur, mais surtout taper juste et bien au service du client final», détaille Hicham Ziadi.
Pour y arriver, le Groupe s’est appuyé sur plusieurs leviers.
Tout d’abord, l’adoption de la méthode agile, utilisée nativement par les startups. Il s’agit de travailler en petites équipes multidisciplinaires colocalisées (métiers, produits, conformité, technologies etc.), selon des cycles courts de livraison. Ces équipes commencent généralement par l’identification d’un problème à résoudre ou d’un besoin à satisfaire. Le client est ensuite approché et inclu, dès les premières étapes de construction de la solution.
Elles enchainent ensuite par une courte phase de MVP (Minimum Viable/Valuable Product) qui consiste en la livraison rapide du minimum de fonctionnalités, répondant à l’essentiel du besoin du client.
Une fois le MVP déployé sur le marché, l’équipe produit observe attentivement les réactions des clients, en termes de satisfaction et d’adoption. Un ensemble d’itérations d’ajustements sont ensuite engagées, soit pour rectifier le tir soit pour enrichir incrémentalement le produit.
De cette manière, la boucle du feedback se trouve raccourcie et l’investissement « deriské ». Il peut même arriver que telle ou telle fonctionnalité soit abandonnée, bien qu’intuitivement pertinente au départ.
Le 2ème axe consiste en l’adoption de l’approche et de l’organisation « product management ». Ce type d’organisation est justement très courant au sein des leaders du digital. Ces équipes ont la responsabilité de penser et concevoir l’expérience client sous forme de parcours de bout en bout, favorisant d’abord son confort et ses attentes plus tôt que les contraintes de l’organisation et des processus internes de la banque.
Le 3ème axe consiste à adopter la culture de la mesure et de la data. Il s’agit d’utiliser nos précieux gisements de données pour comprendre et analyser les besoins et les attentes de nos clients d’une façon factuelle et mesurable.
Le dernier levier et non des moindres est celui de la technologie où il a fallu repenser et transformer l’architecture du Système d’information aux standards du digital. Et afin de mieux réussir cette transformation technologique, nous avons commencé par de petits périmètres, que nous avons progressivement élargis. Nous avons également noué de nouveaux partenariats stratégiques avec des acteurs spécialisés dans le digital (Fintechs et autres Startups technologiques). Ceci nous a beaucoup apporté en termes d’ouverture, de diversité et d’innovation.
Le Digital Center, une étape avant l’agile à l’échelle
Alors que les entreprises qui veulent découvrir le digital aujourd’hui, et son sous-jacent en termes d’agilité, créent ce que l’on appelle une «Digital Factory», Attijariwafa bank a créé le Digital Center en tant qu’aboutissement d’une plus longue démarche, explique-t-on auprès du Groupe.
Ainsi, le Digital Center est à mi-parcours entre la Digital Factory et ce que l’on appelle l’agile-at-scale (agile à l’échelle, ndlr).
C’est toute l’entreprise qui travaille dans ces cycles d’agilité, comme l’ont réussi certaines multinationales à l’image de Bosch ou Volvo.
«Aujourd’hui nous sommes 250 personnes dans le Digital Center. Nous accompagnons les différents départements de la banque dans la mise en place de la stratégie digitale et la promotion et montée en compétence sur les méthodologies agiles. Nous comptons environ 1/3 de personnes qui viennent des métiers constituant les équipes «product management», 1/3 en provenance des équipes informatiques internes et 1/3 d’experts externes», explique M. Ziadi.
«Le digital center fait de la veille technologique et de la recherche en innovation afin d’accompagner les différentes lignes de métier de la banque dans la réalisation de leurs concepts de produits et de services digitaux de manière agile, alliant parcours client optimal et fonctionnalités adaptées », précise Mme Zemmita.
Parmi les startups qui travaillent avec le digital center, on peut citer Octo Technology, Babel, Void, Adria, etc.
Sensibiliser pour inclure
Comme expliqué en introduction, le digital est loin de toucher simplement le fonctionnement interne de la banque, ou ses produits. «Quand on écoute le Discours Royal d’octobre 2019, et que l’on voit ce qu’il en a suivi, le but n’était pas que de renforcer l’accès des TPME au financement, ou réduire le coût de ce financement. C’est un projet global, qui comprend aussi l’inclusion financière de cette population. Et il faut l’accélérer !
Les banques au Maroc existent, pour certaines, depuis un siècle, et on compte à peine autour de 100 000 entreprises bancarisées. Et pour cela, on ne peut plus appliquer les méthodes classiques, mais il faut se baser sur les solutions technologiques et la digitalisation.
L’écosystème du mobile payment va aller chercher tous les acteurs non bancarisés», nous précise M. Mouawia Essekelli.
Un des meilleurs exemples de l’apport du digital pour la banque transactionnelle dont il a la charge est l’accord signé avec Paypal, qui est toujours une exclusivité Attijariwafa bank, qui permet d’être payé à l’international en devises pour les produits d’export, et de transférer la somme sur un compte en dirhams.
Tout ce qui est fait au niveau de la digitalisation des parcours ou des produits et services, rend la vie de l’entreprise plus facile, en phase avec ce que fait le Royaume avec Maroc Numérique. Car il ne faut pas oublier les autres avancées de la digitalisation, comme le e-gov, ou le guichet unique Portnet.
«Au-delà de l’approche d’équiper ses clients en solutions digitales, pour encourager la transformation et accompagner le développement, le groupe Attijariwafa bank mène de nombreuses actions d’information et de sensibilisation auprès de sa clientèle d’entreprises pour lui présenter les avantages de la digitalisation et la nécessité d’opérer des changements et ce, dans le cadre du cycle des rencontres de l’entreprise, où le format sur ce sujet en particulier a tendance de changer du mode conférence ou mode rencontre de proximité avec un nombre réduit de clients, pour aller plus dans le détail », explique Mme Zemmita.
«Il y a deux phases dans la digitalisation : d’abord faire découvrir ce monde à un client non digital, et ensuite l’encourager à le consommer. Aujourd’hui, la croissance du taux de nos clients actifs digitaux est à deux chiffres quand le taux de croissance transactionnel est trois fois supérieur. Donc une fois sensibilisé, il développe un véritable appétit pour le digital», ajoute de son côté M. Ziadi.
«Avant, nous concevions des produits en nous basant sur le produit lui-même, les dernières nouveautés et tendances mondiales, etc. Aujourd’hui, on cherche l’approche nouvelle, qui est de se baser sur le besoin du client, «costumer-centric», c’est-à-dire que le client est au centre du besoin. L’idée est d’écouter le client, puis construire un parcours qui répond à son besoin. Et sur la base de ce parcours, le produit est conçu. Ensuite, il est testé à travers un panel de clients. Il n’y a pas un produit digital qui n’est pas testé par la clientèle, avant sa généralisation», détaille pour sa part M. Idrissi Kaitouni.
L’apport des services non financiers
«Une nouvelle dimension d’encouragement de la digitalisation, sur laquelle nous travaillons depuis 3 ans, est ce que l’on appelle les services non financiers. C’est l’ajout d’une brique d’accompagnement à nos services financiers, pour que le client trouve une relation gagnant-gagnant avec la banque», selon M. Idrissi Kaitouni.
«Un des moyens phares qui nous permet de réaliser cet accompagnement est ce concept de Dar Al Moukawil, qui nourrit tant notre stratégie. C’est un nouveau modèle d’agence où l’on propose à nos clients et non-clients, particulièrement la Très Petite Entreprise autre chose que nos services financiers : mise en relation d’affaires, partage d’informations, formation, etc. Aujourd’hui, nous sommes fiers d’avoir une vraie plateforme d’accompagnement avec darmoukawil.com, qui affiche plus de 900 000 connexions mensuelles et plus de 4.300.000 vues sur sa chaîne YouTube proposant des cours en ligne adaptés aux entrepreneurs », précise-t-il.
Le mobile wallet, maillon essentiel de l’inclusion financière
Les ambitions de la place quant au succès futur du paiement mobile sont claires : «Quand on a mis un temps énorme à arriver à 6 millions de clients bancaires, pour ce qui est du m-payment, on parle de 6 millions de comptes d’ici 2 à 3 ans. Et cette accélération ne peut se faire que par la technologie, la digitalisation de l’ensemble des écosystèmes au Maroc», selon M. Essekelli.
«Nous avons créé, à travers la filiale du Groupe, Wafacash, notre solution de porte-monnaie électronique, qui s’appelle Jibi, et qui affiche le plus grand nombre de comptes créés, selon les chiffres de Bank Al-Maghrib.
À terme, entre les banques, les banques participatives, les sociétés agréées et les groupes télécoms, 36 acteurs arrivent sur ce segment. Plus tard, ces clients pourront recevoir des crédits sur leur wallet, comme l’expérience M-pesa au Kenya», précise-t-il.
Mais plus encore, tout ce que l’Etat paie, pensions, allocations, etc., va devoir passer par les wallets pour supprimer le cash.
«Nous sommes en train de construire cet écosystème à plusieurs étages et qui commence par les commerçants à qui nous proposons un produit pro pour payer et être payé à travers un wallet. Les fournisseurs de ces commerçants sont également intégrés dans cet écosystème qui permet de simplifier les transactions et réduire la manipulation du Cash, sans oublier bien sûr le consommateur final. D’ailleurs, l’une des nouvelles mesures de la loi de finance 2020 va dans le sens de l’incitation à l’utilisation de ce nouveau moyen de paiement à travers un abattement de 25% de la base imposable correspondant au chiffre d’affaires réalisé par paiement mobile. C’est une incitation fiscale qui permettra de favoriser l’inclusion financière du secteur informel.
Aujourd’hui, construire un écosystème aussi sophistiqué, où les gens ne ressentent pas un vrai besoin, car le cash leur est pratique, est un challenge.
C’est là que l’approche digitale doit être utilisée au niveau de toute la place. Comme pour Uber, c’est une question d’offre et de demande.
«Les gens adopteront le wallet quand, par exemple, on leur offrira une première somme d’argent dessus. Ou alors quand leur épicier leur proposera une réduction s’ils paient avec leur wallet», précise sur ce point le directeur de la banque transactionnelle. Et les banques ont également, au-delà du financement et de l’inclusion financière, qui passe entre autres par la digitalisation, de nouvelles responsabilités dans l’encouragement de l’entrepreneuriat. Et dans ce sens, «nos services non financiers seront aussi l’accompagnement que nous nous devons de fournir aux porteurs de projets et aux jeunes entreprises dans le cadre des orientations de Sa Majesté le Roi Mohammed VI et du Programme intégré d’appui et de financement des entreprises », conclut M. Idrissi Kaitouni.
Selim Benabdelkhalek