Libre tribune : Le fonds de commerce, une universalité juridique et financière aux multiples enjeux
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Le Cabinet Roche et Mameri groupe Exygene, composé de trois cabinets en France et au Maroc, est spécialisé dans les services financiers aux entreprises. M. Karim Mameri, associé expert-comptable, et M. Hakim Essadiq, associé dirigeant du réseau Maroc, ont récemment publié une étude approfondie le fonds de commerce. Dans un contexte où l’innovation redéfinit les contours de l’activité commerciale – avec l’essor du e-commerce, des actifs immatériels et des nouvelles formes d’exploitation –, cette étude propose d’explorer en profondeur les fondements juridiques, fiscaux et comptables du fonds de commerce au Maroc. Elle s’intéresse particulièrement aux mécanismes de cession, de nantissement et de location-gérance, tout en interrogeant la capacité du droit en vigueur à intégrer les nouvelles réalités de l’économie digitale.

Le fonds de commerce désigne un ensemble d’actifs corporels et incorporels permettant l’exercice d’une activité commerciale. Il s’agit d’une notion juridique abstraite mais aux implications concrètes et multiples, notamment lors de sa cession, son nantissement, sa mise en location-gérance ou sa transmission. Son régime est régi par plusieurs textes fondamentaux au Maroc, en particulier le Code de Commerce, le Code des Obligations et Contrats, la loi sur les baux commerciaux, le Code du Travail et le Code Général des Impôts.
Le Code de Commerce précise que le fonds est un bien meuble incorporel, constitué obligatoirement de la clientèle et de l’achalandage, et éventuellement d’autres éléments nécessaires à l’exploitation : nom commercial, enseigne, droit au bail, matériel, marchandises, brevets, licences, marques… Il constitue une universalité mobilière de fait : une entité juridique unique composée d’éléments hétérogènes traitée comme un tout dans les opérations commerciales et juridiques.
Parmi les éléments incorporels, la clientèle est centrale : elle représente l’ensemble des personnes recourant régulièrement à un commerce. Elle est personnelle au commerçant (intuitu personae) et constitue la principale source de valorisation du fonds. L’achalandage, à la différence de la clientèle, désigne une fréquentation plus aléatoire, souvent liée à l’emplacement géographique.
D’autres éléments incorporels valorisent le fonds : le nom commercial (identité du commerçant), l’enseigne (signal visuel), la marque (signe distinctif des produits ou services protégés pour 10 ans renouvelables), le brevet (droit sur une invention pour 20 ou 25 ans), ou encore les dessins et modèles industriels. Les licences ou agréments délivrés par les autorités administratives sont également essentiels selon la nature de l’activité.
Le droit au bail est souvent un élément crucial du fonds. Il donne au commerçant la stabilité nécessaire à l’exploitation. Réglementé par la loi N°49-16, il garantit notamment un droit au renouvellement du bail commercial sous certaines conditions. La cession du fonds comprend généralement la transmission du bail, sauf opposition légitime du bailleur.
Les éléments corporels incluent principalement les marchandises (stocks destinés à la vente) et les immobilisations (matériel, outillage, mobilier) évalués par inventaire et soumis à TVA. Leur utilité dépend du secteur d’activité, certains fonds de services peuventt en être quasiment dépourvus.
Certains éléments sont exclus du fonds de commerce sauf stipulation contraire : créances et dettes, pièces comptables, contrats clients/fournisseurs. Les contrats de travail sont obligatoirement transférés au repreneur selon l’article 19 du Code du Travail. Les salariés conservent leur ancienneté, leurs droits et leurs contrats. Les contrats d’assurance sont également, en principe, transférés.
Plusieurs opérations juridiques peuvent porter sur le fonds de commerce : cession, apport en société, nantissement (gage au profit d’un créancier) ou location-gérance. Chacune obéit à des règles précises et doit être appréhendée dans ses dimensions juridiques, fiscales, sociales et comptables.
Le fonds de commerce, bien que meuble et incorporel, occupe donc une place essentielle dans la vie économique. Sa compréhension et sa valorisation sont cruciales pour les entrepreneurs, investisseurs et professionnels.
Vente du fonds de commerce : cadre juridique, comptable et fiscal
La vente d’un fonds consiste à transférer, à titre onéreux, un ensemble d’éléments corporels (matériels et marchandises) et incorporels (clientèle, droit au bail, nom commercial…) permettant l’exploitation d’une activité. Juridiquement complexe, cette opération est encadrée par des règles de validité, de publicité et de fiscalité strictes.
La cession est valable si elle respecte les conditions générales des contrats (consentement libre, capacité commerciale, objet certain) et les exigences spécifiques : activité existante, prix justifié, distinction entre éléments soumis et non soumis à TVA. Le prix doit être ventilé entre éléments incorporels (non soumis à TVA) et corporels (soumis à TVA), sous peine de requalification fiscale. La vente fait l’objet d’un acte écrit, enregistré dans les 30 jours, puis publié selon un formalisme protecteur des créanciers. L’acte est inscrit au Registre du Commerce (RC) et publié au Bulletin Officiel (BO) et dans un journal d’annonces légales.
L’acquéreur devient titulaire des contrats de travail en cours. Il supporte les droits d’enregistrement de 6 % sur les éléments incorporels et 1,5 % sur les stocks inventoriés. Il doit aussi respecter la clause de non-concurrence interdisant au vendeur de détourner la clientèle après la cession. En contrepartie, le vendeur bénéficie de garanties : privilège sur le fonds et action résolutoire en cas d’impayé.
Sur le plan comptable, l’acquéreur inscrit les éléments acquis à l’actif. Les immobilisations corporelles sont amortissables, alors que le « fonds commercial » (clientèle, notoriété, etc.) n’est pas amortissable mais peut faire l’objet d’une dépréciation. Cette rubrique regroupe tous les actifs incorporels ne pouvant être identifiés séparément. L’acheteur assujetti à la TVA peut récupérer celle grevant les éléments matériels.
Le vendeur, quant à lui, sort les éléments du fonds de son bilan et constate un produit de cession non courant. Une plus-value (ou moins-value) est calculée par différence entre le prix de vente et la valeur nette comptable. Celle-ci est soumise à l’IS ou à l’IR selon le statut juridique du vendeur. À noter qu’un fonds créé en interne n’apparaît pas à l’actif et que seule une acquisition antérieure justifie son enregistrement comptable, principalement en raison du principe comptable du coût historique.
Enfin, l’évaluation du fonds, préalable indispensable à la négociation, repose souvent sur l’EBITDA (Excédent Brut d’Exploitation), qui reflète la rentabilité opérationnelle hors incidence financière, fiscale et comptable. En l’absence de base de données fiable sur les transactions, une valorisation par multiple d’EBITDA, ajustée selon le secteur et la taille de l’entreprise, reste la méthode la plus usuelle.
Le fonds de commerce constitue un actif stratégique pour de nombreux entrepreneurs. En plus d’être un outil d’exploitation, il peut également servir de levier de financement ou de transmission progressive. Deux mécanismes bien encadrés par la réglementation marocaine méritent une attention particulière. Le nantissement du fonds et sa location-gérance, aussi appelée gérance libre.
Le nantissement du fonds de commerce : une garantie sans dépossession
Le nantissement est une sûreté mobilière. Il permet au propriétaire du fonds d’affecter ce dernier, à l’exclusion des marchandises, en garantie d’un financement, tout en continuant à exploiter librement son activité. Il s’agit d’un gage sans dépossession, avantage non négligeable pour les commerçants désireux de conserver le contrôle de leur exploitation tout en rassurant les créanciers.
Juridiquement, le nantissement doit être établi par acte authentique ou sous seing privé, puis faire l’objet d’une inscription au registre du commerce dans un délai de 15 jours. Ce formalisme est essentiel pour assurer l’opposabilité du nantissement aux tiers.
Deux formes coexistent :
Sur le plan fiscal, le droit d’enregistrement applicable est fixé à 1,5 % de la valeur garantie (art. 133-I-C-2° du CGI). Il n’est pas soumis à la TVA et ne génère aucun revenu imposable. Les frais juridiques et bancaires (honoraires, inscription…) sont déductibles de l’IS ou de l’IR si l’opération est liée à l’objet social.
La location-gérance : une transmission progressive de l’exploitation
La location-gérance permet au propriétaire du fonds de le louer à un tiers, appelé gérant-libre, qui en assure l’exploitation à ses risques et périls moyennant une redevance périodique. Ce dispositif, encadré par les articles 152 à 158 du Code de commerce, se distingue du bail commercial, en ce qu’il porte essentiellement sur le fonds lui-même et par forcément sur l’immeuble où il est exploité.
La location-gérance est particulièrement utile dans plusieurs cas :
Le gérant-libre acquiert la qualité de commerçant (art. 153 CdC). Il doit s’immatriculer au registre du commerce, mentionner sa qualité dans tous ses documents professionnels (art. 154), et publier un extrait du contrat dans un journal d’annonces légales et au Bulletin officiel, dans les 15 jours suivant sa signature. Le contrat est soumis à un droit d’enregistrement fixe de 200 dirhams (art. 135-II du CGI).
Sur le plan social, le gérant-libre reprend le personnel lié au fonds avec maintien des droits et de l’ancienneté, sauf accord contraire. Il exploite le fonds de façon autonome, en assumant les risques économiques et juridiques. La redevance qu’il verse est soumise à la TVA, et constitue pour lui une charge déductible. Selon la forme juridique de l’exploitation, il est assujetti à l’IS ou l’IR.
Du côté du propriétaire, bien qu’il cesse d’exploiter directement le fonds, les éléments corporels et incorporels restent inscrits à l’actif de son bilan. Si le local commercial lui appartient, il peut percevoir un loyer distinct de la redevance. Certaines charges peuvent être refacturées au gérant-libre selon les clauses contractuelles.
À l’échéance du contrat, le fonds revient en principe à son propriétaire sauf clause contraire. Le gérant-libre ne peut, en aucun cas, revendiquer la propriété du fonds, même après plusieurs années d’exploitation ou en cas de forte croissance.
Vers un cadre juridique élargi aux réalités numériques
La législation marocaine du fonds de commerce reste globalement structurée, héritée d’une tradition classique mais efficace. Elle encadre tant la cession que la mise en garantie ou l’exploitation par un tiers. Ces dispositifs offrent souplesse contractuelle et sécurité juridique, ce qui rassure investisseurs et repreneurs, parfois plus que le rachat de parts sociales.
Cependant, l’émergence du commerce électronique impose une réflexion sur l’adaptation du cadre réglementaire aux fonds de commerce numériques. La valorisation de la clientèle en ligne, les bases de données, ou encore les plateformes de vente qui représentent une nouvelle composante patrimoniale à la protection juridique insuffisante. L’instauration d’un statut clair pour ces actifs immatériels permettrait d’encourager l’investissement et l’innovation dans l’économie digitale.
Conclusion
Le droit marocain du fonds de commerce permet d’optimiser l’exploitation et la transmission de cet actif. Le nantissement et la gérance libre sont des outils puissants pour répondre aux besoins de financement, de transmission progressive ou de restructuration. Toutefois, la modernisation du cadre juridique, notamment face aux enjeux du numérique, demeure une priorité pour renforcer la transparence, la compétitivité et la confiance. Un débat passionnant à poursuivre.
