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Propos recueillis par Yasmin Yata
La Nouvelle Tribune : Mme Mamouni bonjour, pourriez-vous dans un premier temps vous présenter à nos lecteurs ?
Ghizlane Mamouni : Je suis avocate au barreau de Paris depuis 12 ans et maman de deux garçons. Je consacre mon énergie et mon temps à deux activités qui me passionnent : le droit bancaire et financier où je conseille et défend des institutions financières de premier plan et mon engagement à défendre la cause des femmes et la promotion de l’intérêt supérieur de l’enfant ainsi qu’à utiliser ma voix pour provoquer les changements nécessaires pour l’égalité et la justice de genre.
Parlez-nous de rôle en tant qu’avocate militante.
Le métier d’avocat nous place au cœur de la défense des droits et des libertés de nos concitoyen.ne.s. Il nous donne à la fois l’expertise pour comprendre le droit et en mesurer la portée et les enjeux et la liberté de porter la voix des plus faibles.
C’est ce que j’ai choisi de faire en créant l’association Kif Mama Kif Baba avec et autour d’une multitude de bénévoles aux compétences humaines, techniques et artistiques diverses. A travers des actions de plaidoyer, de terrain et de mobilisation, nos missions sont de : faire entendre la voix des femmes et des enfants ; renforcer l’accès au droit et l’autonomisation socio-économique des femmes ; éradiquer les violences de genre et à l’égard des enfants ; promouvoir des masculinités positives, égalitaires et co-responsables ; et promouvoir des modèles de parentalité et d’éducation respectueux des droits des enfants, basés sur la discipline positive et non violente.
Pourriez-vous nous citer des exemples de cas que vous avez traités, où la femme n’a pas pu bénéficier de ses droits ?
La problématique de la tutelle sur les enfants, qui revient exclusivement au père, est récurrente et touche énormément de femmes et d’enfants qui se retrouvent privés de documents d’identité, de scolarité, de soins médicaux, de voyage, de compte bancaire…
C’est la raison pour laquelle j’ai choisi de défendre l’artiste Jamila El Haouni dans son procès pour se voir attribuer la tutelle sur son enfant. Elle réclame, en effet, que la justice lui attribue la tutelle sur son enfant afin de pouvoir l’inscrire dans une meilleure école et lui permettre de voyager à l’étranger avec son club de football. Ce dossier est emblématique de celui de dizaines de milliers d’autres femmes au Maroc.
Le code de la famille actuel (article 231) prévoit que cette tutelle revient bien à la mère en cas d’absence du père. Mais, la jurisprudence a tendance à appréhender la notion d’absence de façon stricte et littérale au lieu de l’entendre de façon relative à l’éducation et au soin dus à l’enfant. Ceci, malgré les dispositions de l’article 3 de la convention internationale pour la protection des droits de l’enfant, ratifiée par le Maroc en 1993, qui prévoit : «Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale».
La médiatisation que connaît ce dossier est un vecteur de vulgarisation du droit mais aussi une promesse sur la question de l’attribution de la tutelle légale aux mères. En effet, si Jamila El Haouni gagne son procès, cela constituera une jurisprudence innovatrice qui pourra servir à toutes les femmes et tous les enfants dans la même situation.
Quelles constatations faites-vous quant à la situation de la femme au Maroc ?
Franchement, quand je vois toutes les discriminations inscrites dans nos lois, je suis une avocate moralement et intellectuellement accablée et une citoyenne indignée. Mariage des enfants, tutelle, garde des enfants, divorce, filiation, partage des biens, régime successoral… la Moudawana actuelle regorge de violences juridiques à l’égard des femmes.
Les femmes au Maroc sont de plus en plus autonomes financièrement. Nous avons des femmes ministres, juges, parlementaires… brillantes et charismatiques. Pourtant, vis-à-vis de la loi, elles restent, comme toutes les citoyennes marocaines, des citoyennes de seconde zone, comme si rien n’avait changé depuis le 14ème siècle.
Y a-t-il eu un réel changement depuis la Moudawana ?
La Moudawana de 2004 a octroyé un droit fondamental aux femmes : celui de pouvoir demander le divorce. A part cela, elle s’est surtout vu attribuer des responsabilités supplémentaires.
Depuis 2004, les structures conjugales et familiales au Maroc ont changé : les femmes se marient moins et de plus en plus tard, elles divorcent plus, elles élèvent souvent seules leurs enfants, elles vont plus souvent et plus longtemps à l’école, elles travaillent plus et payent des impôts aux mêmes taux que les hommes, elles occupent plus de postes de responsabilité et de hautes fonctions de l’État.
Pourtant, la loi et la jurisprudence continuent d’être pensées comme si elles étaient toujours entretenues par leurs maris et comme si le Maroc n’avait pas adopté une nouvelle constitution en 2011 qui prône l’égalité de genre et la protection de l’enfant et n’avait pas conclu des conventions internationales pour l’élimination des discriminations à l’égard des femmes et pour la protection des droits de l’enfant. La loi doit maintenant suivre les changements sociétaux au lieu de leur tourner le dos.
Parlez-nous de votre initiative Kif Mama Kif Baba
Kif Mama Kif Baba est née d’une rencontre avec une brillante jeune femme, Yasmina Rouame, experte en communication digitale, qui m’a contactée après avoir écouté une émission radio que j’ai enregistrée en 2021 à Radio 2M avec la merveilleuse Fathia El Aouni au sujet des discriminations de genre inscrites dans la Moudawana, et qui m’a dit : « Je ne savais pas tout ça, je tombe des nues ! Est-ce qu’on peut se rencontrer pour en parler ? ». J’ai été très touchée par la démarche de Yasmina et j’ai compris qu’en vulgarisant le droit, on pouvait changer beaucoup de choses, y compris le droit lui-même.
Aujourd’hui, Kif Mama Kif Baba c’est une multitude de bénévoles aux compétences humaines, techniques et artistiques diverses, des êtres merveilleux unis par une vision commune et qui se sont choisis pour militer ensemble. Nos actions se structurent autour de trois piliers :
Le plaidoyer institutionnel et médiatique : études et recherches, construction d’argumentaire, communication;
Le terrain : rencontres, caravanes de sensibilisation, cercles d’écoute, etc. ;
La mobilisation et le renforcement de capacités : Kif Mama Kif Baba se positionne comme une « Station F » des militant.e.s (individus, collectifs et associations) des droits des femmes et des droits des enfants : pépinière, incubateur et accélérateur de projets portés par ces militant.e.s, en ligne avec la vision de l’association, à travers la mise à disposition d’outils et de compétences techniques bénévoles.
En créant Kif Mama Kif Baba, à quelles problématiques vouliez-vous répondre ?
Avec Kif Mama Kif Baba, nous invoquons : l’héritage des mouvements féministes et de droits humains marocains ; la Constitution de notre pays ; les conventions internationales signées par le Maroc.
Et nous revendiquons une refonte globale de la Moudawana visant à prévoir : l’interdiction et la pénalisation du mariage des enfants ; la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant comme clé de voûte de la légifération et de la prise de décision judiciaire ; la mise en place de l’autorité parentale conjointe (tutelle conjointe, garde conjointe, responsabilité conjointe) ; la prise en compte et la juste valorisation du travail des femmes au sein du foyer ; la suppression des formes désuètes de divorce ; la suppression du taasib et la mise en place d’une option, pour chaque parent, de choisir un partage égalitaire de sa succession entre ses héritiers, quel que soit leur genre.
Nous revendiquons également la refonte globale du code pénal visant à prévoir : le droit à l’avortement ; l’abrogation de toutes les dispositions liberticides.
Quelles évolutions attendez-vous de la Moudawana de 2004 ?
Le discours de Sa Majesté le Roi Mohammed VI à l’occasion de la fête du trône de 2022, appelant à octroyer davantage de droits aux femmes, ainsi que son engagement historique en faveur de la protection des droits de l’enfant, sonnent le départ de l’expédition marocaine vers la Moudawana 2.0.
En tant qu’association féministe, nos attentes et nos aspirations sont maximales : nous espérons que toutes nos revendications citées ci-dessus seront entendues.