Amar Hamimaz ancien responsable de la répression des fraudes, aujourd’hui à la retraite après quarante années de bons et loyaux services, est indigné de toutes les fraudes qu’il constate sur les marchés et souks. C’est un connaisseur et il livre sa pensée sur la question.
En 1959, le Maroc est frappé par une catastrophe dite des huiles nocives.
Il s’agit de la falsification d’huiles alimentaires par des huiles minérales réservées au rinçage.
Ces huiles minérales, après leur utilisation, étaient déversées dans la décharge publique, à la sortie de la base militaire américaine de Sidi Slimane.
De là, elles étaient récupérées par des commerçants grossistes sans âme, sans conscience et sans scrupules. C’est en véritables criminels qu’ils sont, qu’ils ont été condamnés à mort par la cour d’appel de Rabat.
Malheureusement, le non-respect du principe sacré de la non rétroactivité de la loi pénale a bénéficié aux personnes incriminées, qui ont vite retrouvé la liberté, alors que 10000 citoyens ont perdu la vie et que 8000 autres sont restés paralysés, la plupart d’entre eux pour le reste de leurs jours.
L’analyse de cette catastrophe sanitaire et de ses origines est confiée à un expert international qui conclue après 12 mois de travail à la nécessité sine qua non de renforcer l’efficacité du service de la répression des fraudes.
Le gouvernement va dégager des moyens qui ont permis notamment :
- Le recrutement de 100 techniciens ingénieurs et administrateurs. Leur formation est assurée, pour les premiers au centre spécial créé à cet effet à l’Institut Agronomique et Vétérinaire Hassan II, et pour les seconds à l’école de la répression des fraudes de France.
- L’affectation de locaux pour abriter les services extérieurs au niveau des provinces, qui sont passés de 6 à 31 en 1980. Certaines de ces inspections provinciales sont aujourd’hui, purement et simplement fermées.
- Le développement du parc automobile (voitures de service affectées au contrôle de la qualité dans les souks et dans les usines) qui, quant à lui, est passé de 6 à 100. La fraude en effet est recherchée, relevée et verbalisée sur le terrain et non dans les bureaux administratifs.
Ces moyens ont permis le démarrage d’un début d’efficacité des interventions qui n’est pas du goût de tout le monde.
En 1973, suite au scandale de la disparition de dossiers, le service est érigé en division rattachée directement au ministre en raison des spécificités de la mission de contrôle.
Celle-ci s’exerce au carrefour d’intérêts contradictoires entre producteurs, commerçants et consommateurs. Pour cela, cette mission a besoin d’être unifiée et d’être autonome, ce qui est nécessaire à l’action, à la prise de décision rapide et à la résistance aux pressions des lobbies de toutes sortes.
Après 20 ans d’accélération, son rôle est remis en cause. L’essentiel de ses compétences est dévolu à d’autres services.
A partir de là, on assiste à sa désorganisation, à sa dégradation, conduites par main de maître.
Des secteurs importants de l’économie, échappent à tout contrôle. La division perd son autonomie en raison de son intégration au sein de directions avec lesquelles elle ne possède aucune affinité. Elle se trouve cantonnée dans les seuls aspects sanitaires. Quant aux compétences économiques qui constituent l’essentiel des capacités de la division, elles sont complétement effacées.
Pourtant la fraude sème le trouble et le désarroi dans les marchés. Elle se substitue à la qualité, la chasse complétement, et les règles de la concurrence sont complétement bafouées. A titre d’exemple, la vente sous la dénomination de safran de Taliouine, de poils de maïs colorés dégage un bénéfice illicite de 10000 dirhams par kilogramme. Ce sont bien sûr les producteurs agricoles honnêtes qui en pâtissent, brisés par cette incroyable fraude.
La fraude encourage le secteur informel au détriment du secteur formel qui en pâtit. Elle est de nature à favoriser la corruption par la recherche permanente des fraudeurs qui s’activent à échapper aux sanctions méritées.
Parmi les nombreuses anomalies relevées, la division est désormais chargée d’une police administrative, incompatible avec ses attributions légales. Ce sont les vétérinaires et les médecins qui possèdent le pouvoir pour bloquer, interdire la vente, refouler les produits importés de l’étranger ou détruire les marchandises. La répression des fraudes ne doit pas en outre dépasser son rôle de police judiciaire. La police judicaire nécessite de recourir à trois entités de contrôle : service d’inspection, laboratoire officiel d’analyses et tribunaux.
Paradoxalement, des milliers de procès-verbaux dressés chaque année (et consignés dans des rapports annuels) et transmis au parquet, sur autant de produits que le miel, le lait et ses dérivés, les conserves de viandes et de poisson, ne sont plus renouvelés, car ne relevant plus de la compétence de la répression des fraudes. Le résultat peut être apprécié aussi bien au niveau de ce qui se ne se fait plus, que s’agissant du rendement de ce qui se faisait.
Les commerçants et industriels ne peuvent plus recourir à l’expertise contradictoire, le texte d’habilitation des laboratoires n’est plus renouvelé. Depuis au moins 20 ans il n’y a pas d’expertises contradictoires, ce sont les droits des commerçants qui se trouvent lésés.
Des secteurs importants exigeant une compétence élevée sont abandonnés.
Il s’agit :
- Des produits pharmaceutiques et parapharmaceutiques
- La cosmétologie, l’alimentation pour enfants en bas âge et sur les tétines
- Les œstrogènes, le fardage des fruits et légumes, l’ionisation des aliments, le régime des appellations d’origine, la publicité commerciale, les emballages, les ustensiles ménagères, les carburants et huiles de vidange, le charbon de bois sur lequel la fraude est généralisée…
Sur un autre plan est-il normal, en conformité avec la bonne morale, que les frais des analyses officielles réalisées par le Laboratoire officiel de Casablanca, ainsi que les constats de fraude, autrefois à la charge de l’État, soient désormais supportés par des assujettis au contrôle y compris les fraudeurs ?
La fraude ne pose pas de problèmes pour le Maroc seul. Ses scandales secouent de temps en temps bon nombre de pays. Certains, face à ce phénomène, ne sont pas restés les bras croisés.
Aux USA, la répression des fraudes est devenue un ministère à part entière représentée par la fameuse FDA (Food and Drug administration). Ses agents sont des scientifiques qui agissent aussi bien dans les laboratoires que sur le terrain. S’agissant de ce second aspect de la mission, ils sont armés de revolvers et ce dans le pays de la liberté du commerce et de l’industrie par excellence, chantre du libéralisme économique. Cette agence FDA dispose de compétences et de moyens considérables. C’est elle qui, à présent, vérifie et délivre les autorisations pour la commercialisation des vaccins du Covid 19.
Au Brésil, elle occupe le rang de ministère à part entière. Même cas en Angleterre et au Canada.
En Italie, elle relève désormais de la compétence des carabiniers armés de la sécurité nationale.
Quant à la France, cette fonction a été érigée au niveau du secrétariat d’État sous la présidence de François Mitterrand. Elle est devenue après, une grande direction ne dépendant plus du ministère de l’agriculture mais de celui de l’économie et des finances et ce pour des raisons évidentes.
La baisse dangereuse des rendements au moment où la fraude ne cesse de galoper, est importante en période de crise économique majeure où elle devient un réel danger.
L’arrivée d’inspecteurs sans formation, sans compétence, illustre la situation qui prévalait au moment de l’affaire des huiles toxiques de 1959. Dans ce contexte, l’expression populaire « hadari, hadari » prend tout son sens. Une catastrophe sanitaire de grande envergure, n’est pas forcément une fiction au Maroc. Elle se profile à l’horizon, davantage, de jour en jour.
Amar Hamimaz, Ingénieur Général, docteur en droit, ancien responsable de la division de la répression des fraudes