Mme Catherine Lubochinsky, professeure à l’Université de Paris II, Panthéon-Assas, et membre du Cercle des Économistes, dans un entretien réalisé en marge des 19ème Rencontres Économiques d’Aix-en-Provence, en juillet 2019, précisait son analyse de la conjoncture mondiale, laquelle est aujourd’hui en un pire état.
Et les constats de 2019 sont malheureusement encore d’actualité
Et pour elle, comme beaucoup d’autres, des constantes économiques et financières perdurent, en dépit des aléas de la conjoncture !
La Nouvelle Tribune : La faiblesse de la croissance mondiale touche tout particulièrement les pays émergents. Selon vous quels sont les gages de leur indépendance ?
Mme Lubochinsky : La dépendance de la croissance des pays émergents vis-à-vis de celle des pays occidentaux est plus ou moins forte selon les pays. Les pays les moins dépendants sont ceux qui ont su créer une demande intérieure leur permettant de réduire leur dépendance extérieure. Les investissements des pays occidentaux dans les pays émergents sont relayés pour nombre d’entre eux par les investissements chinois dans le cadre de la « Belt and Road Initiative », (les routes de la soie).
Mais ces investissements qui répondent aux objectifs de la Chine en termes d’internationalisation, correspondent-ils aux investissements prioritaires des pays émergents d’Afrique ou d’Asie ? Ce n’est pas certain !
Cependant, ce qui est sûr, c’est que ces investissements pèsent sur la hausse de l’endettement, dont l’endettement extérieur de ces pays.
Cette même faiblesse de la croissance mondiale, si elle perdure, ne va-t-elle pas aggraver la pauvreté des populations de ces pays ?
Certes, la faiblesse de la croissance, compte tenu de la dynamique démographique, ne permet pas la baisse de la pauvreté.
Mais il a aussi été montré que la forte croissance économique dans les pays occidentaux s’est également accompagnée d’une hausse des inégalités (voir Piketty).
La problématique de la pauvreté a trois dimensions : la première est liée à la création de richesses, condition indispensable à la réduction de la pauvreté, la deuxième relève quant à elle de la distribution des revenus, soit la répartition des salaires par rapport aux profits et la troisième est liée aux politiques économiques de redistribution des revenus.
Donc, la perte de croissance économique n’est pas la seule responsable de l’aggravation de la pauvreté, même si elle contribue certainement à l’aggraver.
Comment expliquez cette atonie de la croissance économique qui s’installe, est-elle causée, comme on semble le prétendre, par la perte de confiance ?
La perte de confiance peut influer sur le ralentissement de l’activité économique puisque, par nature, investir c’est croire en l’avenir. Mais, celle-ci est en partie due à l’échec des politiques économiques occidentales après la grande crise financière de 2008.
Les mesures contra-cycliques des politiques budgétaires se sont traduites par un endettement public accru qui a atteint 30 à 40 %du PIB en moyenne pour les pays occidentaux, réduisant ainsi les marges de manœuvres des États.
Un pays comme le Maroc, qui depuis 20 ans se libéralise et se restructure, va-t-il être freiné par la remise en cause de la mondialisation, quels sont selon vous les dangers qu’il encoure?
Il n’y a pas de véritable remise en cause de la mondialisation du moins pour les économistes. On voit bien, à l’heure actuelle, que les tensions commerciales sino-américaines, voire le Brexit, pèsent sur la croissance européenne.
En revanche, il y a une véritable prise de conscience que la mondialisation fait des gagnants, mais aussi des perdants.
Et donc les politiques de concurrence sociale et fiscale sont tout simplement de moins en moins acceptées.
Les barrières commerciales qui réapparaissent, à l’exception de celles que les États-Unis imposent, sont des barrières qui visent à rétablir un certain « level playing field » (terrain de jeu égal).
Quant à la libéralisation des changes, même le FMI a révisé sa position pour les pays émergents.
Il est nécessaire pour ces pays de maintenir un certain contrôle des mouvements de capitaux en leur conseillant de ne pas procéder à la libération totale du compte financier de la balance des paiements, tant que le taux de change n’est pas véritablement flottant.
Les réserves de change, compte tenu de la taille du marché des changes mondial, sont souvent insuffisantes pour maintenir une parité plus ou moins fixe.
Que pensez-vous des exigences d’équilibre budgétaire imposées aux pays en développement, la politique d’austérité qui en découle, ne contrecarre-elle pas leur avancement ?
En théorie, l’équilibre budgétaire n’a aucune justification économique.
Un État avec un horizon temporel infini et avec l’effet des multiplicateurs budgétaires, n’est pas un ménage.
Sachant que même un ménage peut desserrer sa contrainte budgétaire en empruntant pour acheter une voiture ou un bien immobilier.
Par contre, un État qui a fait défaut sur sa dette, ou qui reçoit une assistance financière internationale en dernier ressort, est contraint à une politique dite d’austérité par ses créanciers qui espèrent être remboursés.
Le véritable débat porte sur la politique budgétaire à adopter par les pays à faible croissance qui ne sont pas soumis à une assistance financière.
En d’autres termes, comment peuvent-ils soutenir leur croissance économique tout en maintenant leur solvabilité ?
Les politiques budgétaires doivent être contra-cycliques. En effet, le déficit budgétaire doit être considéré comme normal en période de récession ou ralentissement. Et inversement, en période de croissance, ce déficit doit être résorbé.
Mais les marges de manœuvre dépendent du taux d‘endettement existant de l’État concerné à l’un et l’autre de ces moments de croissance ou de morosité et surtout de l’accès au financement de ce dernier.
Avec des niveaux de taux d’intérêt bas, les États ne devraient-ils pas plutôt en profiter pour s’endetter à moindre coût et qu’il faudrait en profiter ?
L’endettement public, qu’il soit privé ou public, est indispensable à la croissance économique, sans en être une condition suffisante.
La dernière crise financière a encore été une crise de dettes et on voit bien qu’il faut se préoccuper du problème de soutenabilité de la dette publique tout particulièrement.
C’est compliqué car il n’y a pas de chiffre magique par exemple pour le ratio dette publique sur PIB : la dette du Japon dépasse les 250%de son PIB alors que la crise grecque est apparue à 130% de ce même taux.
Les créanciers ont besoin d’avoir confiance, ce qui suppose que les comptes ne soient pas falsifiés (comme ce fut le cas pour la Grèce), que les dépenses publiques financées par la dette soient des dépenses d’investissement d’avenir (éducation, infrastructures, climat…) et qu’il y ait une certaine stabilité juridique et institutionnelle.
L’autre facteur important est la dépendance vis-à-vis du reste du monde. Car le financement extérieur d’un pays est un élément de fragilisation puisque les sorties de capitaux peuvent être brutales et engendrer des crises de balance des paiements ou des crises bancaires et financières.
Pour les pays qui n’ont pas de problème de crédibilité, effectivement, compte tenu du niveau des taux d’intérêt, il faudrait en profiter pour s’endetter à condition d’investir dans des projets socialement et économiquement efficaces.
Mais pour ceux qui ont une forte dépendance extérieure, liée à une dette extérieure ou à la présence d’investisseurs non-résidents, ils doivent veiller à la soutenabilité de leur dette.
Entretien réalisé par Afifa DASSOULI