L’élaboration et la conduite de la politique monétaire sont les prérogatives nodales de la Banque Centrale. Elle répond à des données statistiques et qualitatives réalisées en interne par le Département des Études Économiques dirigé par M. Mohamed Taamouti, qui, depuis 2012, a mis en place des outils performants et adéquats, aux standards internationaux. Dans l’entretien qui suit, M. Taamouti a bien voulu partager avec nos lecteurs cette spécificité de l’élaboration de la politique monétaire par BAM.
Afifa Dassouli
La Nouvelle Tribune :
La politique monétaire d’aujourd’hui est-elle assimilable à celle d’hier ? Depuis la crise financière de 2008, au plan international, les banques centrales européenne et américaine, ont dû transcender leur objectif premier de préserver l’épargne nationale et de contenir l’inflation. Bank Al-Maghrib a aussi beaucoup fait évoluer sa politique monétaire en devenant plus expansive et en prenant des mesures de soutien à l’économie nationale. Comment appréciez-vous cette évolution ?
Le contexte mondial de formulation et de mise en œuvre de la politique monétaire a énormément changé. Si on fait un retour en arrière, il était une époque où l’on se battait contre l’inflation et cela valait pour la majorité́ des pays. L’inflation a progressivement diminué par la suite et depuis la crise financière, puis économique, on est même passé par des phases de pressions désinflationnistes où le souci majeur était de pousser l’inflation vers les cibles, c’est-à̀-dire les objectifs définis par les banques centrales. A cela s’ajoute que l’économie mondiale a beaucoup de difficultés à repartir sur un sentier de croissance forte et pérenne.
Au Maroc, sur les vingt dernières années, nous n’avons pas eu une inflation qui posait problème, elle s’est située autour de 1,5%.
La croissance de l’économie nationale, par contre, se positionne sur un sentier plus bas depuis près d’une dizaine d’années maintenant. Après un taux moyen de 4,8% au cours de la première décennie de ce siècle, la deuxième décennie s’est terminée sur une moyenne qui serait de 3,5%, soit un niveau proche de celui des années 90 (3,2%).
Il est important de préciser dans ce contexte que même si la stabilité des prix constitue l’objectif principal de la politique monétaire, cette dernière n’est pas focalisée sur l’inflation, elle s’inscrit dans un cadre plus général.
A cet égard, elle ne réagit pas aux chocs transitoires sur l’inflation, mais considère plutôt son évolution à moyen terme. Par exemple, si l’on se rapporte à̀ l’inflation de 2019, elle est de 0,2%, mais ces chocs baissiers devraient se dissiper et BAM se projette sur les deux années à venir où le taux sera plus élevé́.
Dans ce sens, Bank Al-Maghrib présente dans ses communiqués les analyses sous-tendant les décisions de son Conseil en matière de politique monétaire. Celles-ci se basent, en effet, sur une lecture assez exhaustive et détaillée de la situation économique nationale actuelle et projetée.
Pouvez-vous expliciter votre démarche pour nos lecteurs ?
Il s’agit d’un travail intense et exigeant qui intervient en amont des réunions trimestrielles du Conseil de BAM et qui s’étale sur presque 6 semaines. Il consiste à réactualiser notre lecture et nos prévisions sur la base de toutes les données dont on dispose. C’est toute l’économie qui est scrutée.
Nos axes principaux sont l’inflation, la croissance, les finances publiques, les comptes extérieurs, le crédit au secteur non financier, la liquidité́ bancaire et les conditions monétaires.
L’élaboration des prévisions s’effectue selon un processus itératif composé d’un ensemble d’étapes de discussions et de concertation au sein même de l’équipe de prévision qui s’en charge et entre celle-ci et les instances de gouvernance de la Banque.
Les discussions portent sur les évolutions récentes tant au niveau national qu’international et leurs implications pour les projections. En plus du scénario central de prévision, qui fournit les trajectoires les plus probables des variables macroéconomiques, des scénarios de risque sont produits afin d’analyser les incertitudes inhérentes aux projections et leurs éventuelles implications pour la politique monétaire. Nos analyses et prévisions sont étudiées et approuvées par des comités ad hoc, avant la tenue du Conseil de la Banque.
La dernière étape de validation avant la réunion du Conseil est celle du Comité Monétaire et Financier, présidé́ par le Wali de Bank Al-Maghrib.
Pouvez-vous nous démonter davantage la méthodologie d’élaboration de ces prévisions ?
L’élaboration des prévisions de la Banque repose sur un dispositif intégré, qui assure la cohérence des prévisions macroéconomiques et se base sur une approche prospective pour la prise de décision en matière de politique monétaire.
Il est centré sur un modèle de politique monétaire appelé́ MQPM (Morocco Quarterly Projection Model), dont l’une des principales caractéristiques est la réaction endogène de la politique monétaire. Il est complété́ par une panoplie de modelés et maquettes de projections sectorielles dits « satellites » dédies chacun à un domaine donné (production agricole, finances publiques, crédit, comptes extérieurs, …).
Toutes les données collectées alimentent ces modelés que nous avons développés. Les prévisions de l’ensemble des agrégats couvrent un horizon de huit trimestres (2 ans). Nos projections se basent sur un certain nombre d’hypothèses, dont les projections de l’économie mondiale, en particulier la croissance économique dans les principaux pays partenaires et les prix des matières premières. Afin d’assurer une meilleure cohérence des hypothèses prises en compte, la Banque utilise essentiellement les projections du réseau GPMN (Global Projection Model Network), auquel elle est affiliée et qui produit les prévisions de l’économie mondiale au profit d’un certain nombre de banques centrales.
Prenons l’exemple de l’inflation. Pour son analyse et sa prévision, nous la désagrégeons en quatre composantes. Les tarifs règlementés dont l’évolution est en principe sensée être régie par des décisions réglementaires.
La deuxième composante est constituée des produits alimentaires à prix volatils qui représentent 11% du panier de référence de l’inflation. Ces produits sont fréquemment assujettis à̀ des chocs de court terme et sont difficiles à̀ prévoir. Pour établir notre prévision, nous tenons compte des évolutions qui s’annoncent de façon prématurée, en examinant les prix de gros fournis par le Ministère de l’Agriculture à travers son système « ASAAR ».
La troisième composante de l’inflation porte sur les prix des carburants. Là, c’est l’évolution des cours sur le marché́ international qui compte le plus. Mais en ce domaine, les prévisions sont difficiles à̀ établir du fait de la volatilité́ des prix de pétrole qui sont sensibles aux développements politiques, géopolitiques, économiques, …. Nous établissons les prévisions pour les prix des carburants au niveau national sur la base des prévisions du GPMN du cours du Brent.
La quatrième composante est l’inflation sous-jacente ou l’inflation fondamentale. Elle représente 63% du panier de référence de l’indice des prix à la consommation. Elle est essentiellement liée aux mécanismes d’offre et de demande.
Et la croissance économique comment Bank Al-Maghrib, en établit-elle les prévisions et projections ?
Concernant la croissance de l’économie nationale, il est important de distinguer entre la composante agricole et les autres secteurs. La part de l’agriculture dans le PIB se situe autour de 11%, mais elle induit souvent de fortes fluctuations de la croissance. En effet, personne ne peut prétendre pouvoir prévoir avec un minimum de précision la valeur ajoutée agricole un an à l’avance, car cela dépend des conditions climatiques qui sont imprévisibles ! Même aujourd’hui, il n’est toujours pas possible de décréter comment sera l’année agricole. A ce stade-ci de la campagne tout est encore possible.
Pour nos prévisions, nous supposons pour les réunions du Conseil de la Banque de septembre et décembre une récolte céréalière moyenne au titre de la campagne agricole en cours. Mais en mars, nous disposons d’un peu plus de recul et généralement, à cette date, nous avons relativement une meilleure idée sur l’avancement de l’année agricole, même si l’incertitude persiste. Nous utilisons les données sur la pluviométrie fournies par la Direction de la Météorologie Nationale ainsi que les données satellitaires du couvert végétal fournies par le Centre Royal de Télédétection Spatiale pour estimer, sur la base de nos propres modelés, la superficie emblavée et la récolte céréalière.
Pour la prévision de la croissance non agricole, nous tenons compte des données disponibles, à savoir notamment les indicateurs à haute fréquence par secteur d’activité́ et les résultats de l’enquête de BAM de conjoncture dans l’industrie.
Mais pourquoi cette variable agricole est-elle si importante alors qu’elle ne constitue que 11% du PIB ?
Elle est importante parce que malgré sa contribution relativement faible dans le PIB, et à défaut d’un rythme rapide de la croissance non agricole, c’est la source principale de la volatilité́ de la croissance nationale. De plus, il ne faut pas oublier que non seulement l’agriculture a des effets d’entrainement sur d’autres secteurs, comme l’industrie agroalimentaire, mais a également des impacts sociaux, puisqu’elle emploie 32,5% de la population active occupée au niveau national et 69,4% dans les zones rurales.
Quels sont les autres agrégats dont les prévisions comptent… les comptes extérieurs ?
C’est en effet un volet important dans l’élaboration de nos prévisions. Nous les abordons rubrique par rubrique. Il y a les importations et les exportations de biens, ce qui fournit le solde commercial. On prévoit aussi les évolutions des transferts des Marocains résidents à l’étranger et des recettes touristiques pour aboutir au solde courant. A cela s’ajoutent également les flux financiers, notamment les différentes catégories de tirage et les investissements directs étrangers. Ces derniers sont difficiles à̀ prévoir, de ce fait, nous nous reportons généralement à leur tendance historique récente.
Si vous lisez le rapport sur la politique monétaire que la Banque publie à l’issue des réunions de son Conseil, vous remarquerez que nous produisons également des prévisions détaillées sur un horizon de deux ans pour les réserves internationales nettes, le déficit budgétaire, le crédit au secteur non financier, le déficit de la liquidité́ bancaire, la masse monétaire…
Toutes ces données, et bien d’autres, nous permettent une lecture très approfondie de l’économie et de sa trajectoire à moyen terme. C’est suite à la lecture et au diagnostic de l’ensemble de ces données, mais également à̀ l’appréciation et au jugement d’experts que le Conseil de la Banque décide de l’action à mener sur le taux directeur.
Quelles peuvent être les difficultés rencontrées pour l’élaboration des prévisions ?
Il y a d’abord la disponibilité́ et la qualité́ de la donnée surtout infra- annuelle qui constitue un défi important auquel nous faisons face. Mais, il faut reconnaitre également que les incertitudes élevées et la forte volatilité́ qui en découle rendent la tâche des économistes en charge des prévisions, difficile.
Il n’y a qu’à̀ regarder la fréquence et l’ampleur des révisions des projections internationales pour se rendre compte à̀ quel point il est difficile de prévoir dans un contexte aussi volatil et fluctuant. L’exemple du cours du pétrole est édifiant. En l’espace de quelques jours, voire même d’heures, il peut augmenter ou baisser de manière significative. Les prévisions de la croissance ne sont pas non plus exemptes de cette volatilité́. A titre d’exemple, entre octobre 2019 et janvier 2020, soit en l’espace de 3 mois, le FMI a révisé la prévision de croissance de l’Inde en 2020, un géant de l’économie mondiale, de 7% à 5,8% !
Au Maroc, nous sommes affectés évidemment par cette incertitude. Les révisions fréquentes du cours du pétrole impactent la balance commerciale, l’inflation, la croissance, bref toute l’économie. Il y a également des sources d’incertitude intrinsèques à l’économie nationale. La récolte céréalière par exemple reste encore tributaire des conditions climatiques qui sont évidemment difficiles à̀ prévoir à moyen terme. Nous sommes donc amenés à̀ faire des hypothèses pour pouvoir projeter la croissance de l’économie. Certes, la contribution de cette récolte à la valeur ajoutée globale reste limitée, mais elle induit une forte volatilité́ de la croissance.
Alors, il est bon de rappeler ces prévisions récentes de notre pays.
Nos dernières prévisions sont celles que nous avons publiées à l’issue de la réunion du Conseil de la Banque le 17 décembre dernier, et qui évidemment seront réévaluées à la lumière de toutes les nouvelles données d’ici la réunion de mars prochain. Ainsi, l’inflation serait de 1,1% en 2020 et de 1,4% en 2021. La croissance devrait s’établir à̀ 2,6% en 2019, 3,8% en 2020 et 3,7% en 2021.
Le solde courant a été de -5,5% du PIB en 2018, et s’améliorerait à -4,6% en 2019, – 3,7% en 2020 et -2,9% en 2021. Pour les recettes de voyage, elles se sont établies à 78,7 milliards de dirhams en 2019 et devraient dépasser les 80 milliards d’ici 2021. On notera qu’en 2012, les transferts des MRE rapportaient près de 59 milliards et les recettes de voyage environ 58 milliards.
Cette situation a changé́ en 2018, les transferts des MRE rapportaient environ 65 milliards contre 73 milliards pour les recettes de voyage. Quant aux réserves internationales nettes, l’année 2018 s’est soldée par 230,7 milliards de dirhams et on a dépassé légèrement les 245 milliards en 2019, représentant environ 5 mois d’importation. On devrait demeurer dans ces eaux-là̀ en 2020 et 2021.
Est-ce que vos modelés changent avec le contexte ?
En effet, étant donné les changements qui affectent l’économie et le contexte de conduite de la politique monétaire, on est appelé́ à réviser de temps à̀ autre et à adapter notre dispositif d’analyse et de prévisions.
La dernière réforme de ce cadre analytique a été́ opérée en 2016. Celle-ci a été́ lancée dans le cadre de la préparation de la transition vers un régime de change plus flexible.
Nous y avons travaillé́ au préalable durant deux années avec l’appui du Fonds Monétaire International afin de disposer d’un outil conforme aux meilleurs standards internationaux.
Ceci dit, il ne faut pas oublier les données, c’est une composante importante. La Banque a énormément enrichi son dispositif informationnel sous- jacent à son système d’analyses et de prévisions.
Outre l’élargissement progressif du champ de couverture des statistiques monétaires, plusieurs enquêtes régulières ont été́ mises en place dont notamment celles portant sur la conjoncture dans l’industrie, les conditions d’octroi de crédit, les taux débiteurs, l’anticipation d’inflation par les experts du secteur financier, l’indice des prix des actifs immobiliers…
Comment définiriez-vous une politique monétaire cohérente ? BAM étant partagée entre la supervision d’un système bancaire qui doit être résilient et solide, et le financement de l’économie à un coût attractif donc des taux d’intérêt bas ?
Je ne pense pas qu’il y ait de difficultés dans ce sens. Ce qu’on observe à l’échelle internationale et de manière globale, c’est la recherche permanente d’un compromis entre, d’une part, la préservation de la capacité́ des institutions financières à financer l’économie et, d’autre part, les exigences pour renforcer la résilience du secteur financier et lutter contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme.
Il y a même des réflexions pour amener le secteur financier à tenir compte de l’impact de son activité́ sur l’environnement. Il est vrai que la politique monétaire a comme objectif principal la stabilité́ des prix, mais pas seulement. BAM contribue au développement économique de manière générale y compris par le biais de la politique monétaire. Outre le fait que la préservation de la stabilité́ des prix est en soi une contribution à la croissance, la banque centrale œuvre pour que l’économie soit convenablement financée lui permettant de croître et de créer de la richesse et de l’emploi.
Comment la politique monétaire essaye-t-elle d’atteindre ces différents objectifs ?
Comme vous le savez, l’instrument principal de la politique monétaire est le taux directeur, mais il y a aussi la réserve obligatoire et les instruments non conventionnels. Le fonds de soutien aux TPME mis en place par Bank Al-Maghrib avec le GPBM en 2013 en est un exemple. C’est également le cas des nouvelles mesures d’appui et de financement mises en place dans le cadre du programme intégré́ élaboré́ suite au discours Royal du 11 octobre dernier.
Le taux directeur est donc central dans une politique monétaire ?
Effectivement, et c’est pour cela que ce n’est pas une variable qu’on manipule à la légère. C’est une variable que l’on appréhende avec beaucoup de sagesse et de rigueur, c’est comme des munitions et il convient de les utiliser à bon escient sous peine de toucher le plancher zéro, comme cela a été́ le cas pour certaines banques centrales. BAM examine avec précaution l’impact de toute baisse/hausse éventuelle de celui-ci sur le financement de l’économie.
De plus, il y a un volet sur lequel le Wali insiste beaucoup lors de ses rencontres avec la presse, c’est l’épargne. Dans une économie qui a des besoins de financement importants, il faut préserver l’épargne et la développer, sachant déjà̀ que les taux créditeurs appliqués aux comptes sur carnet ou aux dépôts à terme sont bas
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C’est la prise en compte de tous ces éléments, ces variables, et non seulement l’inflation, qui permet de motiver la décision sur le taux directeur, son maintien, sa baisse ou son augmentation. Et c’est pour cela que les derniers communiqués de Bank Al-Maghrib précisent que le taux directeur de 2,25% est « jugé approprié ».
Entretien réalisé par Afifa Dassouli