Des gens traversent le pont Simon Bolivar depuis Cucuta en Colombia vers San Antonio del Tachira au Venezuela, le 20 mai 2019. Selon les Nations unies, 3 millions de Vénézuéliens ont quitté leur pays depuis 2015 pour fuir la crise économique © AFP RONALDO SCHEMIDT
« Toute ma vie tient dans cette valise », souffle Norbert. Du haut de sa vie de labeur, il désigne sa mallette et des larmes roulent sur ses joues. Dans 100 mètres, Norbert aura quitté son pays, le Venezuela, pour atteindre sa terre promise, la Colombie.
Norbert vous en voudrait presque de lui demander pourquoi il laisse derrière lui toute sa vie, en s’apprêtant à franchir le pont qui enjambe le fleuve Tachira, la frontière entre le Venezuela et la Colombie, fermée depuis trois mois, en théorie.
« Mais tu ne vois pas ou quoi ? », s’échauffe-t-il. « Ce que tu gagnes ici ne vaut rien. Moi je gagne 65.000 bolivars par mois (environ 11 dollars), mais une boîte de 30 oeufs c’est déjà 30.000 bolivars et un kilo de viande 20.000 bolivars », énonce Norbert.
Chaque jour, par dizaines, des Vénézuéliens empruntent le même chemin sans retour que Norbert, en passant par le pont de San Antonio del Tachira, bourgade vénézuélienne sans autre charme que celui d’être collée à la Colombie.
Selon les Nations unies, ils sont trois millions de Vénézuéliens à avoir quitté leur pays depuis 2015 pour fuir la pire crise économique de l’histoire récente de ce pays richissime en pétrole.
Mais à San Antonio, et le long de la frontière avec la Colombie, c’est plus qu’une hémorragie migratoire qui est à l’oeuvre.
Cette région frontalière, située dans l’Etat de Tachira, concentre tous les maux du Venezuela: corruption, misère sociale et violence, sur fond de crise politique. Depuis fin janvier, l’opposant Juan Guaido tente en effet de déloger le président Nicolas Maduro. Le 30 avril, il a appelé l’armée au soulèvement, mais l’opération s’est vite dégonflée.
Officiellement, la frontière avec la Colombie est fermée depuis février sur ordre du gouvernement. Une mesure prise pour tenter d’empêcher l’entrée de l’aide humanitaire demandée par l’opposition vénézuélienne.
Dans les faits, la frontière est on ne peut plus poreuse.
« C’est simple », explique Mariela (prénom modifié), qui vit à San Antonio. La Garde nationale bolivarienne, un corps militarisé vénézuélien, laisse passer « les personnes âgées qui vont se faire soigner en Colombie et les étudiants », énumère-t-elle.
« Sinon, tu leur donnes 2.000 pesos (colombiens, environ 0,60 dollar) et tu passes. Ou alors tu traverses la rivière avec un passeur », dit Mariela.
– Couvre-feu –
Un peu plus loin, Maria traîne un sac poubelle qui lui fait office de valise. Elle vient de Caracas, à 12 heures de route de San Antonio. « Je vais en Colombie tous les 15 jours pour acheter des couches parce qu’il n’y en a pas à Caracas », avance Maria.
Depuis le début de l’année, les coupures de courant se sont multipliées dans tout le pays. Même Caracas, préservée jusqu’ici, a été plongée dans le noir pendant plusieurs jours en mars. L’Etat de Tachira et celui de Zulia font face à de graves pénuries d’essence et les médicaments manquent cruellement.
Nicolas Maduro accuse les Etats-Unis et leurs sanctions d’avoir coûté « 30 milliards de dollars » à l’économie vénézuélienne. L’opposition répond que la crise est due à l' »incurie » et à la « corruption » du gouvernement.
Le bras de fer entre le président et le chef de file de l’opposition n’intéresse pas beaucoup Maria, qui se dit « fatiguée » de la politique.
Si San Antonio del Tachira grouille de monde, le tableau est tout autre à Ureña, une autre ville frontalière plus au nord, reliée à la ville colombienne de Cucuta par un pont.
Ici, la crise a eu raison des commerces et des restaurants. Des rues entières sont vides des habitants qui les faisaient vivre auparavant.
Une habitante qui ne souhaite pas donner son nom affirme que les autorités locales ont décrété un couvre-feu à partir de 18 heures « à cause des bandes armées et de l’ELN », la guérilla colombienne dont des membres auraient trouvé refuge au Venezuela. Impossible à confirmer sur place, la présence de l’ELN dans la région est attestée par l’armée colombienne, mais niée par Caracas.
A Ureña, la seule activité humaine se situe autour du pont frontière où de petits groupes vont et viennent entre les deux pays. Un passeur assure que, là aussi, « si tu donnes 2.000 pesos au garde vénézuélien, il te laisse passer en Colombie sans problème ».
Lisa (prénom modifié) revient tout juste du côté colombien avec sa fille, avec du lait dans ses bagages.
« J’ai peur de donner le lait vénézuélien à boire à la petite », dit-elle. « Avec les coupures de courant, le lait tourne, mais ça ne dérange pas les commerçants, ils te le vendent quand même », soupire-t-elle.
LNT avec Afp