Lors de la conférence de presse tenue au ministère de l’Éducation nationale le mercredi 06/03/2019, le ministre de l’Éducation nationale, de la Formation professionnelle, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique ne semblait pas tergiverser sur la question du recrutement d’enseignants par contrat ; « c’est un choix stratégique irrévocable, dit-il, adopté par le gouvernement depuis des années ». Et d’ajouter que « les négociations ne se feraient qu’avec les centrales syndicales ». Trois jours plus tard, et suite à sa rencontre avec les syndicats les plus représentatifs des enseignants, un communiqué est publié indiquant que le gouvernement aurait proposé une série de mesures qui mettraient fin au recrutement par contrat et que les amendements proposés seraient approuvés lors d’une session extraordinaire des conseils d’administration des Académies régionales d’éducation et de formation (AREF), qui se tiendrait le plus tôt possible.
Cette réunion est une réplique immédiate à l’appel du Premier ministre à engager un dialogue constructif associant toutes les parties concernées, en vue de trouver des solutions viables pour surmonter la crise des professeurs contractuels. Le dialogue est donc ouvert le samedi pour révoquer l’irréversibilité de l’option contractuelle, soutenue le mercredi. Les syndicats étaient au rendez-vous, mais, comme promis par le ministre de l’Éducation nationale, aucune représentation de la coordination nationale des professeurs « contraints à contracter » n’a été conviée à la table ronde.
Le dimanche matin (10 mars 2019), un communiqué conjoint publié par les syndicats du secteur de l’éducation annonçait l’échec des pourparlers, en précisant que les 14 propositions du gouvernement visant à modifier le statut des cadres académiques « maintiendraient le statut actuel des professeurs sous contrat ». Par conséquent, la coordination nationale des professeurs contractuels dut promettre de nouvelles escalades. La mobilisation en est maintenant à sa troisième semaine et le spectre d’une année blanche commence à planer dans les airs. Je viens d’apprendre à l’instant même que sur ordre du ministère, les AREF entament la procédure de licenciement des professeurs contractuels pour abandon de poste et commencent à les remplacer par d’autres contractuels.
La débâcle de la conjoncture actuelle est, à mon avis, le résultat inévitable du songe des gouvernements successifs de trouver le moyen de se défaire d’un secteur qui se taille la part du lion du nombre des fonctionnaires de l’État. En 2004, l’élan réformateur insuffle l’idée du départ volontaire pour alléger la pression sur la Trésorerie générale. Appliquée sur le terrain en 2005, l’initiative a pour conséquence le départ massif de professeurs expérimentés, accompagné d’une retenue remarquable et voulue au niveau de la création de nouveaux postes devant le nombre d’enseignés qui se fait de plus en plus exorbitant. L’expérience se solde par un échec retentissant ; l’actuel président de la Cour des comptes aura l’honnêteté de reconnaître en 2017 que l’initiative, dont les décrets exécutifs et réglementaires sont alors signés par lui-même en tant que Premier ministre, « avait eu un effet circonstanciel et manquait d’une vision globale ».
Réfléchir à la décentralisation de la gouvernance dans l’esprit de la régionalisation avancée se présente alors comme l’une des solutions à la situation et aura un impact direct sur l’application du principe de l’indépendance au sein des Académies régionales d’éducation et de formation.
Par ailleurs, le processus de recrutement du personnel éducatif est clos depuis 2016. À partir de cette date, les diplômés des centres régionaux des professions de l’éducation sont privés du privilège de l’affectation directe ; le certificat de formation obtenu par l’étudiant – professeur à la fin de la période de formation lui permettra à peine de participer aux concours de recrutement dans les différents cycles de l’enseignement primaire et secondaire. Un communiqué de Rachid Belmokhtar est alors publié précisant les pouvoirs et compétences de l’autorité gouvernementale chargée de l’éducation nationale en matière de mise en place des conditions et modalités d’organisation de ces concours. Les protestations et sit-in ne se font pas attendre et réussissent à obtenir gain de cause en forçant le recrutement des dernières cohortes issues des centres de formation qui se verront désormais abandonnés et engloutis par l’Université. Les Académies sont amenées à mettre en place leur statut de base, et l’idée des contrats d’adhésion voit le jour pour recruter des enseignants n’ayant subi aucune formation ou épreuve d’aptitude à enseigner. Elles ne font, en fait, que puiser dans le statut général de la fonction publique, modifié pour stipuler que les « administrations publiques peuvent, le cas échéant, recruter par contrats des agents, dans les conditions et les modalités fixées par décret. Ce recrutement n’ouvre droit, en aucun cas, à la titularisation dans les cadres de l’administration ».
De son côté, la Charte Nationale de l’éducation et de la formation est la première à intégrer l’approche contractuelle, comme clairement cité dans l’article 135 qui précise aussi : « Peuvent exercer les missions d’éducateur ou de professeur les personnes satisfaisant aux conditions fixées par les autorités de l’éducation et de la formation. » Ainsi donc, compte tenu de l’indépendance des Académies régionales, les critères de recrutement par contrat dépendront de ce que les autorités concernées considèreront comme conditions. Les plus importantes seront en réalité le silence et l’obéissance.
Le programme d’urgence, quant à lui, ne tarde pas à tourner le fer dans la plaie. Ayant l’œil sur le renforcement de l’autonomie régionale, il insistera sur la mise en place de la contractualisation avec les Académies et les Universités et instaurera tout un programme de pilotage et gouvernance pour suivre et évaluer les fruits de la nouvelle expérience. Trois années se sont écoulées depuis la mise en application du recrutement par contrats, et voilà que l’expérience se révèle extrêmement fragile et d’une efficience fort bien douteuse.
Toutes ces étapes se sont accompagnées d’un autre élément de taille qui indique que la feuille de route est soigneusement élaborée et que le projet de l’abattage des frontières entre les secteurs public et privé de l’éducation avance avec détermination et cohérence vers davantage d’acquis : à savoir, le rôle de l’enseignement privé. Le déclin des établissements d’enseignement public face à l’éclosion foudroyante des établissements privés est un indicateur important de l’évolution du programme. L’article 165 du texte de la Charte nationale de l’éducation et de la formation insiste clairement dans ses paragraphes sur les mesures de soutien du secteur de l’enseignement privé, dont les plus importantes sont la « mise en place d’un système fiscal approprié et incitatif, pour une durée de vingt ans, en faveur des établissements privés méritants (…) » et « l’encouragement à la création d’institutions d’enseignement d’utilité publique qui investissent la totalité de leurs surplus dans le développement de l’enseignement et l’amélioration de sa qualité, et ce en exonérant ces institutions de toute charge fiscale. » Aujourd’hui, l’enseignement privé est devenu un truisme tellement évident que même les familles à faible revenu rejettent l’idée de confier leurs enfants à l’école publique. Un enseignement dit de qualité se vend et s’achète désormais comme n’importe quelle autre marchandise. Ça soulage la trésorerie de l’État et ça gonfle surtout les fonds de l’homme d’affaires qui deviendra finalement le maître absolu de l’école tout court, quand il n’y aura plus de binôme public-privé.
Toutes les données indiquent que le programme avance d’un pas certain, concrétisant au fil des années la mise en place de ses visions et objectifs avec une fermeté inébranlable. La privatisation du secteur est ainsi cuite à feu doux, et chaque ministre vient apporter sa propre braise dans une continuité cohérente et impeccablement harmonieuse.
Le gouvernement a beau se cacher derrière la politique de décentralisation et de gestion savante des objectifs afin de combler le déficit en matière de ressources humaines et réduire le chômage via les nouvelles modalités de recrutement. Le fait est que l’escalade des manifestations des professeurs contractuels témoigne de la grande débâcle et met en évidence la fragilité du système de recrutement par contrat. Un échec qui démontre aussi que cette solution n’a jamais été fruit d’un dessein circonstanciel manquant de vision globale, comme le fut le départ volontaire. Au contraire, tout est calculé ; l’État ne veut plus investir dans l’embauche du professorat, d’où la neutralisation des centres de formation et l’option pour les contrats d’adhésion. « Take it or leave it » : on table sur le silence et la soumission.
Il n’est donc pas surprenant que le royaume se trouve égaré depuis l’indépendance dans le dédale des réformes scolaires sans réussir à mettre la main sur le fil d’Ariane. Est-il possible que tous ces faits soient le résultat de la pure coïncidence ? Sommes-nous vraiment incapables de faire une lecture verticale et objective de la crise de l’éducation et de proposer des solutions pratiques qui transcendent la logique de l’expérimentation ? Il ne fait aucun doute que l’éducation puise sa force stratégique dans sa capacité à aiguiser et aviver les esprits et à leur inculquer les compétences requises pour la construction de générations capables d’analyser, de critiquer et de prendre la relève dans le processus du développement économique et social. La mouvance de l’économie du savoir et du capitalisme dit cognitif qui séduit le monde aujourd’hui semble rester en dehors de l’orbite des gouvernances de nos ministères qui à chaque fois trouvent le moyen de sacrifier une partie du corps de l’école sur l’autel de la ploutocratie (de la fricocratie). Il s’est avéré finalement que l’école peut générer des bénéfices intarissables ; on ne peut, cependant, servir l’éthique éducative et Mammon.
Younes Gnaoui