Mao Zedong disait qu’il valait mieux apprendre à pêcher que de donner du poisson à ceux qui en avaient besoin. Muhammad Yunus, pour sa part, préfère que l’on donne du travail que de faire la charité.
Asmae Tazi-Sekkat est dans cette démarche lorsqu’inspirée par les parcours de sa mère ou de son grand frère Karim Tazi, elle crée à 22 ans sa propre entreprise de confection textile pour fournir des donneurs d’ordres européens prestigieux.
Mais ses devoirs de mère et d’épouse la conduisent ensuite à s’impliquer dans le design, la décoration d’intérieur, le «life style», ce qui lui permet de frayer avec les plus grands designers contemporains, dont le Britannique Tom Dixon.
Épanouie parce qu’active et dynamique, en quête perpétuelle de nouvelles marques, elle développe des concepts de «vivre en harmonie» avec son environnement tout en privilégiant LA VALEUR qui compte le plus pour elle, celle du travail et de la considération qu’il convient de porter à ceux qui vous aident à atteindre vos objectifs.
Une passion que l’on voudrait contagieuse !
La Nouvelle Tribune : Quels sont les faits qui ont marqué votre vie ?
Asmae Tazi : Je suis originaire de Meknès, timide, seule parmi plusieurs frères.
J’ai eu une mère forte, sœur du Dr. Hakima Himmich, avec beaucoup de volonté et de personnalité et qui a toujours travaillé.
Mes frères, quant à eux, ont un caractère d’entrepreneurs et très jeunes, ont fondé leurs propres entreprises.
Mon grand frère, Karim Tazi, a fondé la marque de mode Marwa.
Je suis très proche de lui, c’est aussi mon ami et mon mentor. Il m’a souvent encouragée dans ma vie.
Vous dites que vous avez été la seule fille parmi des garçons, mais il y avait des femmes dans votre entourage.
Certes, mais surtout, j’appartiens à une famille dont les deux parties ont été formées en Europe.
Je suis fille d’ingénieur qui a étudié à Paris, ma mère, l’ainée de sa famille, a été à la Mission française et ses sœurs à l’Université en France.
Cet environnement m’a marquée et notamment la modernité de ma mère qui a toujours été active, jusqu’à présent d’ailleurs, gérant des exploitations agricoles, construisant des lotissements, avec le caractère que l’on connaît de sa sœur, le Dr Himmich qui a joué et joue un grand rôle dans la lutte contre le Sida.
J’ai moi-même fait des études supérieures en France, en choisissant le textile pour ses liens avec la mode.
Je me suis mariée très jeune, juste à la fin de mes études, mais sans jamais oublier la recommandation paternelle, celle de préserver son travail.
J’ai toujours eu une attirance pour le design, comme mon frère ainé et le plus jeune.
Karim, le plus grand, a un côté intuitif et lorsque nous étions à Paris pour nos études, il avait toujours le bon choix pour les habits qu’il me conseillait. Il m’a beaucoup inspirée.
Mais, vous avez construit vous-même votre propre destinée ?
Oui, notamment parce que j’ai fait des choix personnels par rapport à ma famille. Ainsi, j’ai commencé à travailler pour une entreprise française qui me demandait beaucoup, Catimini.
Dès la naissance de ma fille, j’ai monté ma propre entreprise de textile pour l’export, de petite taille à l’époque, qui fournissait cette marque française et d’autres marques de luxe pour l’habit de l’enfant et d’autres de luxe et dans la mode.
J’avais 22 ans et je dirigeais une entreprise de 100 personnes. L’expérience a duré quatre années, avec un capital de départ de 200 000 dirhams.
Je l’ai vendue parce que j’attendais ma seconde fille et que mon mari était lui-même dans la grosse industrie.
Il me fallait faire des choix par rapport à mes nombreux engagements de mère, d’épouse, etc.
J’ai donc vendu mon entreprise, Sunset Confection, qui était saine, bien gérée, avec un bon carnet de commandes, spécialisée dans la sous-traitance haut de gamme.
Quels ont été les points forts de cette première expérience professionnelle ?
J’ai beaucoup appris sur l’effort dans le travail, la nécessité du contact humain et de la présence au sein de l’entreprise que l’on dirige…
Mais j’ai surtout appris à m’impliquer auprès des gens, suivant en cela l’enseignement d’un homme extraordinaire, Muhammad Yunus, le créateur du micro-crédit, pour lequel il a d’ailleurs reçu le Prix Nobel de la Paix en 2006.
J’ai eu la chance de suivre deux de ses conférences et j’ai voulu mettre en pratique l’un de ses enseignements qui énonce que la meilleure façon de faire la charité, c’est de permettre à quelqu’un de travailler.
Mais, vous, personnellement, vous auriez pu vous passer de travailler, vous n’en n’aviez pas vraiment besoin ?
Certes, il ne s’agissait pas pour moi d’une question de survie. Mais j’ai toujours vu ma mère travailler et d’ailleurs, tout comme mon frère Karim, elle ne respecte que le travail !
Ils me disaient qu’on ne valorise pas une personne pour ce qu’elle porte, ou avec qui elle est mariée, mais pour ce qu’elle sait faire !
Depuis mon enfance, j’ai eu deux principes qui ont fortement contribué à façonner ma personnalité. D’abord l’amour du travail, inspiré de l’exemple de mes parents qui ont travaillé honnêtement et durement, mais aussi la pratique du sport, pour avoir l’aptitude physique à donner le meilleur de soi-même dans une activité professionnelle.
Comment avez-vous vécu votre vie de femme active dans le travail et votre relation d’épouse et de mère ?
Je dois dire que j’ai toujours eu le soutien total de mon mari dans la vie que j’avais choisie.
Issu d’une famille qui avait réussi dans l’industrie, il a toujours cherché à s’accomplir par lui-même, par de brillantes études d’ingénieur, notamment et tout comme moi, le premier respect qu’il témoigne est celui du travail. Et il a donc beaucoup contribué à mon épanouissement.
Les premières années ont été difficiles pour moi parce que je devais également m’occuper de mes deux filles alors que mon époux était à la tête d’une très grosse entreprise industrielle.
Comment s’est donc organisée votre vie avec toutes ces contraintes et obligations ?
Après la cession de ma première entreprise, et mon expérience dans la mode, je suis tombée amoureuse du home, du design d’intérieur et de la décoration.
Pour le démarrage, j’ai démarré avec trois boutiques dédiées au linge de maison avec la marque française Descamps, j’ai eu envie de me tourner vers la décoration et ses produits et j’ai opté pour une marque suédoise, SIA, aux plus de six mille références !
La gamme va de la fleur artificielle, aux bougies parfumées, vases, petits meubles de maison, luminaires, etc.
Et, constituer une commande, décider du bon choix, veiller à avoir les produits dont on sait qu’ils vont se vendre, éviter ainsi que les frais de fonctionnement obèrent le résultat, s’est avéré un art, un savoir-faire que j’ai acquis au fil des années.
Pour moi, rendre le chez soi beau, que ça sente bon, créer des ambiances chaleureuses m’ont passionnée jusqu’à ce jour.
N’oubliez pas que mon aventure dans la déco a démarré il y a plus de 20 ans et qu’il n’y avait pas de choix dans ce domaine à Casablanca.
Donc, j’ai une passion pour le life style, le cocooning, le confort, le cosy, la convivialité.
Et quelles relations avez-vous tissées avec vos employés ?
Je ne pense pas à eux en tant qu’employés, mais comme des collaborateurs dont la fidélité a toujours été irréprochable. Je les ai formés sur le tas et ils m’ont accompagné dans les ouvertures de boutiques à Casablanca, Rabat, Marrakech.
Et avec votre associée ?
C’est une partenaire, une véritable amie, une femme qui a beaucoup apporté à nos affaires, par sa pondération, son sens de la finance et son aptitude à gérer le quotidien et nous nous complétons parfaitement.
Quelle est votre conception de l’entreprenariat ? Pensez-vous qu’il soit différent quand il s’agit un homme ou d’une femme ?
Il y a un frein évident concernant l’entreprenariat féminin, c’est le fait que l’on doit s’occuper prioritairement des enfants lorsqu’ils sont en bas-âge.
Mais la femme entrepreneur n’a pas plus ou moins de soucis ou d’avantages que son collègue homme dans ce Maroc d’aujourd’hui.
L’échec ou la réussite ne sont pas conditionnés au genre, mais à l’attitude devant la vie et ses vicissitudes, son aptitude à l’effort, au travail, etc.
Mais vous n’avez pas eu un parcours entrepreneurial linéaire ?
Non effectivement, puisqu’il y a eu l’enfance de mes deux filles à assumer, et puis, malheureusement, apporter soutien, présence et aide à ma mère dans l’épreuve qu’a constituée la grave maladie de mon père qui a duré plusieurs années.
A cette époque, j’ai freiné mes activités professionnelles pour donner le plus gros de mon temps à mes parents.
Dans quelles régions du monde avez-vous trouvé ce que vous cherchiez, ce qui correspondait à vos envies, à votre inspiration, A votre goût ?
Pour des raisons de proximité et du fait de l’âge de mes enfants à l’époque, j’ai d’abord beaucoup été en France, puis en Europe du Nord, en Italie, en Angleterre.
Mais, parce que mes filles ont travaillé à Londres, l’inspiration londonienne a été majeure pour moi.
J’y ai rencontré un designer génial, Tom Dixon, que j’ai mis du temps à contacter et dont je voyais la production dans les salons spécialisés.
Notre relation a commencé par de petites commandes alors qu’il est aujourd’hui une icône vivante et l’un des designers majeurs dans le monde, avec à son actif la décoration de l’hôtel Mondrian à Londres, le bateau de Virgin, élu designer de l’année en 2014, etc., et dont les luminaires sont présentés au Maroc et notamment au Royal Palm de Marrakech.
Ses œuvres sont notamment exposées en permanence au Victoria and Albert Museum à Londres, au Museum of Modern Art à New York et au Centre Georges Pompidou à Paris.
J’ai donc eu l’opportunité de devenir l’importateur exclusif de la marque Tom Dixon, laquelle est aujourd’hui une des plus courues dans le monde du design et cela s’est traduit pour moi par la nécessité d’acquérir l’ensemble de la collection qu’il met à la disposition de la clientèle, où qu’elle soit dans le monde.
Il a été notre invité d’honneur pour l’inauguration de CLAY Concept store en Juin 2018.
Mais votre parcours s’est enrichi d’autres marques, n’est-ce pas ?
Devant le succès rencontré par les articles Tom Dixon et amoureuse du design, je me suis donc lancée dans une nouvelle aventure Clay concept store.
Et c’est ainsi, après de nombreux séjours à Copenhague, à Londres et à Milan , que j’ai créé Clay, qui correspondait à l’univers dans lequel je souhaitais vivre et qui pouvait plaire à mes clients.
Et je me suis lancée dans le design à un moment où celui-ci abandonnait sa tendance aux structures épurées et froide, en inox et impersonnelles, pour un retour aux années Trente et Cinquante, avec le laiton, l’or, le cuivre, le velours, des couleurs chaudes, les matériaux lumineux, etc.
Clay signifie argile en anglais et ce matériau me semblait aller parfaitement avec mon approche du design et des nouvelles pistes qu’il prenait, en mettant l’accent sur l’apport des créatifs, ce que je considère, à ma modeste échelle, comme le plus important pour l’évolution et la modernité.
Et je me suis engagée dans cette nouvelle aventure avec détermination et enthousiasme, en y «mettant toutes mes tripes», non pour gagner plus d’argent, ce qui n’a jamais été le fondement de mon action, mais pour partager, créer, transmettre un savoir, une expérience, une richesse créative et intellectuelle, avec, certes, mes limites et mes compétences.
Alors Clay est désormais bien lancé et avec quelles marques ?
J’ai mis des années à réaliser Clay, ce n’a pas été facile, car je dispose d’un catalogue de 30 marques, alors que j’avais d’autres activités par ailleurs, Descamps, Sia, au sein desquelles je continue d’être l’acheteuse.
Pour les marques que je représente, il y a bien sur une de mes marques favorites, TOM DIXON, avec qui j’ai commencé l’aventure, mais, j’ai eu également un grand coup de cœur pour les marques danoises, telle que GUBI, HAY AND TRADITION, HANDVARK, puis les marques italiennes comme SABA ITALIA, TACCHINI, BAXTER, etc.
Et puis le londonien LEE BROOM qui a raflé 7 Awards (Médailles) cette année, notamment celle du meilleur designer en 2019.
Il y a également la plupart des grandes marques danoises, dont la majorité m’a accordé l’exclusivité.
Et je ne me limite pas aux grandes marques, connues de tous, au contraire. J’ai choisi de nouveaux créateurs, jeunes, peu connus et j’ai eu le «nez juste» parce qu’ils sont devenus très rapidement parmi les mieux cotés en Europe !
Clay en fait n’est pas une boutique de meuble, mais bel et bien «un life style».
L’objectif de Clay est d’accompagner nos clients à créer leur propre univers cosy, convivial, confortable, qui matche bien avec le coté hospitalité, très famille, et l’envie de recevoir qui fait notre spécificité au Maroc.
Le mot «hygge», employé dans les pays nordiques, est celui qui nous caractérise le plus à Clay. C’est-à-dire modernité, cosy.
Nous sommes heureux de surfer sur le développement rapide de notre ville Casablanca, en fournissant des pièces de design, aux endroits les plus branchés, tel que le restaurant Le Cabestan.
On veut que les clients viennent chez nous et se sentent bien qu’ils veulent rester prendre un café, parler de design, d’art, de couleur.
On voyage beaucoup à travers le monde pour ramener toujours des nouveautés et les faire découvrir à nos clients qui aiment aussi les nouvelles aventures, les voyages et la découverte.
On a participé à la Design Week de Casa et les étudiants d’écoles d’architecture et de mode sont venus visiter Clay et découvrir ce que les meilleurs designers au monde créent.
Notre rêve est que le beau qu’on ramène, inspire nos jeunes créateurs marocains qui, à leur tour, créeront également de belles choses.
Et relations intrafamiliales ?
Elles ont beaucoup évolué en ce sens qu’aujourd’hui, on «travaille en famille» pratiquement puisque la plus jeune de mes filles, Aïda, a rejoint l’entreprise que j’ai fondée, tandis que mon époux, dégagé de ses responsabilités de grand manager, se consacre à nos finances, à la gestion de mes affaires en tant que conseiller.
Mon aînée, toujours à Londres, qui a étudié le design et la mode, fait un super boulot et s’occupe des réseaux sociaux et fait les achats en ma compagnie en Europe.
Je suis très heureuse de tout cela, et avec mon mari, on a le sentiment que désormais nous sommes là pour les accompagner et non l’inverse.
Êtes-vous en quête de promouvoir le design made in Morocco grâce à votre réseau et vos connaissances du marché international ?
Je suis très désireuse de promouvoir la création locale et j’ai plusieurs projets en cours pour cela et notamment celui d’offrir à tous mes fournisseurs des objets issus du design local dont de la poterie, de tables, etc.
De même, je veux offrir à nos jeunes designers la possibilité de se faire connaître à l’extérieur du Royaume.
Avez-vous le sentiment d’être utile à votre pays grâce à votre activité professionnelle ?
Oui, très certainement, mais je dois d’abord remercier mon pays pour ce qu’il m’a permis de faire, c’est-à-dire être moi-même, libre d’entreprendre, de créer des emplois, de fidéliser des personnes qui m’accompagnent depuis longtemps, de réaliser mes objectifs tout en créant de la valeur.
En ce sens, très certainement, je me sens utile à mon pays parce que je suis animée de la volonté de me transcender pour la réalisation des objectifs qui me semblent importants, nobles ou utiles et qui n’ont rien à voir avec les postures sociales.
Je suis proche des gens, de ceux qui travaillent, qui veulent réussir, et qui, comme moi, n’attachent d’importance qu’au travail et à l’implication quotidienne dans ce qu’ils font.