Je m’appelle Youcef, j’ai dix-huit ans et, comme tous les gens normaux, je refuse la misère. Beaucoup de mes camarades pensent comme moi à cause des pauvres dans mon quartier de Souk Eddebbène, à la périphérie de Marrakech. Hors de question donc de rester inactif car même digne, la détresse reste toujours la détresse. Alors, je leur ai proposé à l’occasion du ramadan d’organiser comme l’an passé, des collectes d’argent et de produits alimentaires auprès des familles et des commerçants pour distribuer des cartons-repas aux plus nécessiteux. Je me souviens qu’on s’était posé la question de savoir qui est vraiment pauvre et qui l’est moins parmi les mendiants, pour ne pas commettre d’injustice et ne pas gaspiller nos moyens assez limités.
J’avais interrogé l’imam à ce propos, à la sortie de la mosquée. Il m’avait répondu que je n’avais pas à jouer au détective et que seule compte l’intention de donner. Il avait raison sur le fond, mais sa réponse était un peu trop expéditive à mon goût et j’avoue ne pas avoir eu l’audace de lui dire, même en y mettant les formes, qu’il feignait d’ignorer les faux-mendiants et la comédie de la misère. On m’avait dit qu’il valait mieux éviter de contrarier un imam.
J’avais besoin d’une réponse précise parce que j’avais assisté un jour à une scène curieuse chez le marchand de journaux. Une dame intégralement vêtue de noir, venait de déposer sur le comptoir du marchand avec ses mains gantées de noir, un tas de pièces de monnaie avant de repartir avec trois cents dirhams en billets et deux paquets de cigarettes. Le marchand devant mon air interloqué, avait eu la gentillesse de me confier qu’il s’agissait d’un manège quotidien et que certains jours, particulièrement le vendredi, la mendiante réalisait des recettes plus importantes, m’avouant, faussement gêné, que les cigarettes étaient pour elle. J’ai failli lui dire qu’une femme en niqab qui fume ça fait un peu désordre et que ce ne doit pas être très pratique pour elle !
J’avais raconté la scène étrange à mon père avant de lui reposer la même question au sujet des vrais et des faux pauvres. Il me répondit après un moment de réflexion que pour lui, les vrais pauvres sont ceux qui se retrouvent seuls dans la rue à l’heure de la rupture du jeûne, quand tout le monde est pressé de rentrer à la maison. Ceux-là n’ont ni famille ni maison. Ils sont encore plus seuls que d’habitude et cela ajoute à leur désarroi.
J’avais trouvé la réponse de mon père plus satisfaisante que celle de l’imam, et j’en avais conclu qu’il connaissait la vie mieux que lui. Je n’ai rien contre l’imam, mais je pense qu’il ne connait pas bien les pauvres parce qu’il ne les fréquente pas. Il me semble qu’il préfère la compagnie des riches, mais je peux me tromper. Un camarade me dit toujours qu’il faut faire attention quand on parle aux imams, on ne sait jamais, cela peut aider le jour du jugement dernier. Mais moi, je ne suis pas d’accord parce que cela ressemble à de la corruption halal. Cela me fait penser que je me suis toujours demandé pourquoi il n’y avait pas de bonnes sœurs chez nous. C’est tellement utile et tellement agréable parce qu’en plus d’être dévouées, elles sourient. Ma mère me pardonnera d’avoir dit cela car ce n’est pas une mauvaise pensée, mais juste une réflexion.
Pendant tout le mois, nous avions vécu mes camarades et moi des moments de bonheur intense parce que nous retournions tous les soirs chez nous, le cœur léger et des sourires plein la tête. Je n’ai pas honte de dire aujourd’hui que j’étais fier. Je pense que nos parents et nos voisins l’étaient aussi. Au cours des tournées de distribution, nous prenions le temps de bavarder un peu avec tous ces accidentés de la vie et tous ces gens abandonnés du ciel, parce que nous savions qu’ils avaient rarement l’occasion qu’on s’attarde pour leur parler. Le soir, au cours de nos veillées habituelles, chacun y allait de son anecdote pour rapporter ce qu’il avait appris des vies et des rêves brisés, des projets envolés et des désillusions d’hommes et de femmes moulés dans le malheur, la tristesse et la résignation. Parfois on s’amusait d’histoires étonnantes, absurdes ou tout simplement incroyables, dans ces territoires gris de tristesse silencieuse et de misère digne.
Pour ma part, j’avais raconté à mes camarades l’histoire de cet homme en guenilles rencontré la veille, allongé à l’entrée du cimetière, à côté d’autres hommes assommés par la fatigue du jeûne et la chaleur étouffante. Il avait refusé d’accepter le carton-repas que je lui avais tendu. A ma question de savoir si la nourriture ne lui convenait pas, il m’avait répondu que ce n’était pas pour lui puisqu’il ne jeûnait pas. J’ai essayé de le convaincre que cela n’avait pas d’importance pour nous car nous n’avions pas à nous préoccuper de la foi des gens. Il m’a répondu que c’était « haram » pour lui d’accepter une chose qui ne lui était pas destinée, qu’il commettrait un péché en prenant la part d’un autre et que de surcroît, il buvait de l’alcool même pendant le ramadan.
Je m’étais dit alors : J’irai voir l’imam. Je lui raconterai l’histoire de cet homme qui m’a semblé plus proche de Dieu que beaucoup de ces gens pressés qui grossissent les mosquées durant le mois de ramadan. Je lui demanderai de dire à ses ouailles que leurs prières ne résistent pas devant leurs petites lâchetés quotidiennes qui valent largement leur poids de « haram ». Je lui dirai que rien ne sert de s’agenouiller si on ignore le partage et la fraternité et que l’honnêteté et la vertu ne sont pas toujours là où on pense. Et ma foi, tant pis s’il prend la remarque pour lui. Mon père me comprendra ; lui.
Saad Khiari
Cinéaste-auteur