Il faisait très chaud sur cette route de montagne qui mène de Fès à Ifrane. L’été est à peine annoncé et pourtant les champs de blé sont blonds et les épis ont largement passé les promesses du printemps. La récolte sera bonne pour sûr. Le vieil homme écrasé par le soleil de midi attendait l’autocar avec ses deux baluchons et un jerrican en plastique vide. Il était incrédule et méfiant lorsque je lui ai proposé de l’accompagner dans ma voiture climatisée jusqu’à Ifrane. Il avait pris place sans ôter son chapeau de paille et sans cesser de dérouler un chapelet de remerciements largement mérité d’après lui, parce que je lui avais épargné une chaleur insupportable sur cette route peu fréquentée qui serpente vers des collines de plus en plus vertes. Comme si la chaleur éblouissante du soleil était de plus en plus bienveillante à mesure qu’Ifrane était en vue.
A l’approche de la ville, un ballet d’arrosoirs automatiques annonce une véritable oasis de verdure, de cèdres et de palmiers qui défilait sous nos yeux avec ses chalets improbables et ses vertes et immenses pelouses. Il y régnait comme une atmosphère de printemps alors qu’on venait à peine de quitter l’été brulant et sec. La nature était bien plus bienveillante qu’en bas. Partout des massifs de fleurs et le chant hospitalier et rassurant des oiseaux à la fête.
Pourquoi le jerrican vide lui ai-je demandé ? Pour ramener de l’eau potable au retour, avant d’arriver au village, parce que l’unique puits est à sec depuis des mois, me dit-il. Faut-il que la soif du gazon coquet et pâturage inutile, fasse oublier celle des hommes et du bétail ?
Je n’ai pas eu l’insolence de poser la question à mon passager ; je savais que la noblesse du port malgré le poids des ans et des soucis, ne laisserait rien paraître de sa pensée. Les gens de la compagne sont tout de pudeur et de retenue ; c’est ainsi. Son silence en disait long sur un monde qui allait trop vite pour lui et qu’il avait renoncé à suivre depuis longtemps. Il lui fallait faire attention à ne pas trop tarder en ville, une fois livré l’ail au marchand de légumes et rempli le jerrican d’eau pour boire.
Quand j’ai voulu savoir comment il allait retourner chez lui, il m’a répondu qu’il prendrait le minibus comme d’habitude et que le chauffeur qui le connaît bien ne partirait pas sans lui. C’est un brave homme me dit-il comme pour me rassurer. Il avait encore deux heures à attendre avant le passage du minibus. Je lui ai proposé de nous attabler à la terrasse du bel hôtel en face pour nous rafraîchir. Il a refusé pour m’épargner de payer trop cher un verre d’eau dans ce café pour riches. Je n’ai pas insisté mais il a accepté ma proposition de le raccompagner en voiture dès qu’il aurait fait ce qu’il avait à faire, puisque je redescendais à Fès. Sur le chemin, il me fit arrêter à l’ombre d’un immense platane au pied duquel s’activait un vieux monsieur chargé de distribuer l’eau à de nombreux paysans en file indienne. La plupart étaient venus à bord de charrettes tirées par des ânes et des mulets, chargées de citernes métalliques, de jarres en terre ou de bidons en plastique. Il y avait aussi des enfants qui attendaient leur tour avec des seaux de toutes les couleurs. Le distributeur d’eau l’a salué chaleureusement avant de remplir le jerrican. En remontant dans la voiture, j’ai voulu savoir ce que le vieux monsieur notait sur son carnet. Il m’a répondu qu’il inscrivait devant chaque nom la quantité d’eau fournie pour éviter de commettre des injustices. Le puits lui appartenait ainsi que les pompes électriques et les canalisations en plastique. Jadis il vivait de ses terres et puis un jour, il a décidé, à la suite du décès de sa femme qui ne pouvait pas lui donner d’enfants, de vendre tous ses biens et de consacrer le restant de sa vie de veuf à faire du bien. Il a mis tout l’argent de la vente de ses terres dans l’aménagement de ce centre de distribution gratuite d’eau pour tous les paysans alentour. Maintenant, il vit dans une petite pièce attenante à la mosquée et partage ses repas avec l’imam ; un monsieur du même âge, veuf lui aussi.
Il était fier de me raconter l’histoire du distributeur d’eau et m’apparut subitement apaisé et même joyeux. Nous avons parlé de choses et d’autres ; de son fils qui venait d’avoir un troisième garçon, de ses deux autres garçons qui travaillent dans une exploitation agricole en Espagne et de son projet d’aller à La Mecque, si Dieu le veut.
Il a tellement insisté pour m’offrir le thé chez lui que j’ai fini par accepter pour ne pas le vexer. Une poignée d’olives noires, un morceau de beurre, une coupelle d’huile d’olive, un œuf dur et du pain tout chaud. Ce fut un régal. J’ai partagé avec beaucoup d’émotion cette bonté qui vient de loin ; aussi vielle que la montagne toute proche et les oliviers alentour. Nous avons peu parlé. Je n’ai pas osé lui demander ce qu’il pensait des chalets d’Ifrane et de cette eau inégalement partagée. Il ne m’a pas posé de questions. Il m’a simplement dit sur le pas de la porte, au moment de me raccompagner à ma voiture : « Tu n’es pas de la région n’est-ce pas ? » puis il tourna les talons, sans attendre ma réponse.
Saad Khiari
Cinéaste-auteur