Tous les 5 à 10 ans, la Banque Mondiale établit un rapport détaillé pour l’ensemble de ses pays membres, au contenu très spécifique à chaque pays. C’est ainsi que dix ans après le dernier Mémorandum Economique Pays (MEP) dédié au Maroc, l’organisation vient d’achever son nouveau rapport, intitulé «Le Maroc à l’Horizon 2040 : Investir dans le capital immatériel pour accélérer l’émergence économique». Ce thème fait écho au discours royal de juillet 2014, dans lequel le Roi Mohammed VI prônait la mise en valeur du capital immatériel, en tant que «critère fondamental dans l’élaboration des politiques publiques afin que tous les Marocains puissent bénéficier des richesses de leur pays ». Mardi 16 mai, au siège d’Attijariwafa bank à Casablanca, une équipe de la BM est venue présenter ce rapport, avec à sa tête Mme Marie-Nelly, Directrice pour les pays du Maghreb et Malte, M. Chauffour, Économiste principal pour le Maghreb, et M. Devarajan, Économiste principal pour la région MENA. La problématique du rapport est la suivante : Comment faire pour que le Maroc rejoigne, en l’espace d’une génération, les rangs des pays émergents ?
Des progrès notables
Ce MEP «témoigne de l’intérêt que porte la Banque Mondiale aux avancées économiques du Maroc », a déclaré d’emblée M. El Kettani, PDG du Groupe Attijariwafa bank, rappelant « les efforts des banques marocaines pour permettre l’inclusion financière des populations les plus défavorisées ». Pour sa part, Mme Marie-Nelly souligne que le rapport « a un message fondamentalement optimiste », car le Maroc dispose des atouts nécessaires pour atteindre ses objectifs, notamment de par sa stabilité politique et sa solide maîtrise des agrégats économiques. Toutefois, elle note qu’il faut « un changement de paradigme économique », car le modèle de développement actuel montre des signes nets d’essoufflement. Pour la Banque Mondiale, la publication de ce rapport arrive à un moment opportun, car sa stratégie pays actuelle avec le Maroc touche à sa fin, et qu’une nouvelle législature vient de se mettre en place dans le Royaume.
M. Chauffour a tout d’abord noté les réalisations positives du Maroc ces 20 dernières années : une bonne croissance économique, une augmentation notable du niveau de vie moyen, une éradication de l’extrême pauvreté et une baisse de la pauvreté, une scolarisation universelle pour le primaire, et un fort développement des infrastructures publiques. L’ensemble de ces facteurs a permis au Maroc d’enclencher un processus de rattrapage économique vers les pays d’Europe du Sud, à travers des « réformes ambitieuses », notamment une amélioration de la gouvernance, la libéralisation de certains secteurs, la privatisation de grandes entreprises, ou encore l’amélioration des droits des femmes.
De graves lacunes persistent
Hélas, jusqu’à maintenant, les différentes politiques économiques n’ont pas permis à la population marocaine de suivre le développement du Royaume. Le niveau de vie reste très faible, à 20% de celui de l’Espagne, par exemple. La croissance s’essouffle à cause d’une faible participation au marché du travail (un taux de 45% seulement), un chômage très élevé, notamment auprès des jeunes urbains, et une éducation déficiente (20% des élèves marocains de 10 ans réussissent les tests de lecture, contre une moyenne internationale de 80%). De plus, la part de l’alimentation dans les dépenses des ménages atteint les 40%, ce qui freine drastiquement les possibilités d’augmentation du niveau de vie.
M. Chauffour explique qu’une des raisons principales derrière la croissance marocaine des années 2000 est le gros effort d’investissement en capital physique du Royaume, avec un taux qui atteint les 30% du PIB. Toutefois, les rendements de ces politiques sont encore très insuffisants, à cause des difficultés d’allocation du travail non qualifié (faible industrialisation en dehors de quelques secteurs), du travail qualifié (lente montée en gamme du tissu économique), et une faible dynamique entrepreneuriale. De plus, la politique d’accumulation du capital physique a été portée par des investissements venus en grande majorité de l’Etat et des entreprises publiques (ainsi que des investissements étrangers), ce qui a aggravé la situation de la dette et des finances publiques, remettant en cause sa soutenabilité.
De plus, le capital physique seul ne peut en aucun cas mener à la croissance nécessaire au rattrapage du retard du Maroc, car en aucun cas la part des investissements dans le PIB peut être augmentée. Selon la Banque Mondiale, il faut jouer sur d’autre leviers, à savoir la productivité et le capital immatériel.
Les clés du développement
Le capital immatériel se compose des capitaux institutionnel (appui aux marchés, biens et services publics), humain (éducation, santé, petite enfance), et social (parité, confiance interpersonnelle). La Banque Mondiale a mis en évidence dans son rapport différents leviers de croissance à exploiter. Tout d’abord, la situation démographique est très favorable, avec un très faible taux de dépendance jusqu’en 2040. Il faut donc renforcer la productivité (d’environ 2% par an), le taux d’emploi (notamment en intégrant les femmes au marché du travail) pour atteindre 55% en 2040 contre 45% maintenant, ce qui permettrait de maintenir une croissance aux alentours de 4,5% jusqu’à cette date.
Pour soutenir ces développements, la Banque Mondiale appelle à investir dans les institutions d’appui au marché (allocation plus concurrentielle du capital, plus inclusive du travail à travers une réglementation assouplie, meilleure intégrations dans l’économie mondiale), dans les institutions publiques (renforcer la justice, moderniser l’administration, améliorer la gouvernance), dans le capital humain (éducation au centre du développement, investissements dans la santé, protection de la petite enfance) et dans le capital social (parité entre les sexes, renforcement de la confiance entre les personnes).
Pour accompagner ces changements titanesques, la Banque Mondiale relève deux opportunités à saisir. Tout d’abord, il faut que les dispositions de la Constitution de 2011 soient vraiment appliquées, ce qui est loin d’être encore le cas pour nombre de domaines sociaux. Ensuite, le Maroc doit profiter de son rapprochement avec l’Union européenne à travers l’ALECA, qui permettrait au Royaume de se doter de normes sociales et industrielles à même de lui permettre de moderniser radicalement son système réglementaire et législatif. A bon entendeur…
Selim Benabdelkhalek