Mme Fattouma Benabdenbi Djerrari n’est plus à présenter. Fondatrice de l’association ESPOD en 1991 dont elle a présidé les activités pendant de nombreuses années, elle a acquis la solide réputation d’une femme active et performante dans toutes les actions liées à la promotion de la Femme, à son autonomisation, mais aussi à l’entreprenariat féminin.
Avec elle, des pistes ont été découvertes, devenues aujourd’hui des autoroutes pour le développement économique et social de la Femme, comme la culture de l’arganier, l’art culinaire, le tissage traditionnel, la santé du corps avec les spa et autres hammams. Entretien avec une pionnière qui, depuis, a orienté son dynamisme vers un autre terrain celui de l’agro-écologie et l’implantation au Maroc de Terre et Humanisme du célèbre Pierre Rabhi. Un mode dé développement de l’agriculture durable qui, au passage, offre de réelles opportunités d’autonomisation aux femmes du monde rural.
La Nouvelle Tribune: Mme Fattouma Benabdenbi, vous êtes connue pour être très active dans le milieu associatif et tout particulièrement en faveur de l’entreprenariat social féminin. Pouvez-vous dans le cadre de ce spécial dédié à ce sujet, vous présentez à nos lecteurs ?
Mme Fattouma Benabdenbi: Sociologue de formation, j’ai toujours voulu être proche de «l’humain», par amour des autres. Un doctorat en sociologie de l’université de Toulouse en poche, je rentre au Maroc, dans mon pays, et choisis de travailler à la Caisse Nationale de Sécurité Sociale, la voie royale du social. J’y ai été en charge des conventions internationales de sécurité sociale avec les pays où la main d’œuvre marocaine était prépondérante comme la France, l’Espagne la Belgique, la Hollande, l’Italie ou encore le Canada. Qu’ils cotisent au Maroc en tant qu’étrangers ou ailleurs en tant que Marocains, les ayants droits pouvaient bénéficier des prestations de sécurité sociale.
Comment en êtes venue à militer dans l’associatif ?
Dans cette grande administration où j’ai travaillé assez longtemps, le plafond de verre qui pesait sur les femmes était lourd. J’ai été ainsi amenée à me pencher sur le pourquoi d’une telle situation alors que notre pays aurait gagné à associer son capital féminin, qui représente 50% de sa population. C’est là la raison de mon engagement ultérieur. Je me suis donc impliquée en faisant des recherches sur les femmes en Afrique et ailleurs. J’ai participé à la recherche à des groupes initiés par la défunte et regrettée Fatima Mernissi, au Maroc et en Afrique dont les objectifs étaient de tisser des liens, envisager les perspectives et les possibilités de mise en valeur du potentiel féminin. J’ai pu ainsi tisser des liens, entrevoir des perspectives et des possibilités de mettre en valeur ce potentiel.
Pouvez-vous nous raconter la concrétisation de votre engagement ?
En effet, c’est une belle histoire militante d’engagement social mais en même temps économique. Lors d’une rencontre en Afrique, au Sénégal précisément, qui portait sur «les femmes africaines et leur capacité à s’en sortir en temps de crise», sachant qu’au début des années 80, le continent en entier et le Maroc aussi, connaissaient une crise économique, j’ai fait une intervention. Celle-ci était inspirée par une expérience vécue à Derb Sultan, à Casablanca. En effet, un jour alors que j’étais dans le coin, j’ai fait un constat édifiant. Entourée de femmes en nombre, affairées dans des activités de vente de produits faits par elles mêmes, des cassettes appelaient la femme à retourner au foyer, leur place naturelle ! Je me fis la réflexion que les hommes qui diffusaient ce genre de message étaient schizophrènes parce qu’ils ne voyaient pas que la réalité sociale était différente.
Cela m’a donné envie de réfléchir plus sur la nécessité de montrer que la réalité s’impose au discours par sa différence. Face à la crise, les femmes entreprenaient dans divers domaines : cuisine, artisanat, couture, etc .
De ces constats est partie l’aventure d’ESPOD, association créée en 1991 «Espace point de départ», pour la promotion de l’entreprise féminine, même informelle, dans le commerce, l’agriculture et l’artisanat.
ESPOD est votre association, vous en avez été la fondatrice ? Pour quel objet, dans quels buts ?
Permettez-moi de vous en raconter la genèse.
En Afrique justement, j’ai été abordée par une Américaine qui voulait créer au Maroc «Women’s Wear Bankinq», un fonds de garantie en faveur de femmes entrepreneurs. Ce fonds est né de la volonté de Mme Stuarts, une américaine richissime qui avait légué sa fortune à sa mort à une fondation, Women’s Wear Banking, destinée à aider les femmes à entreprendre aux Etats-Unis et dans le monde à travers une cinquantaine de bureaux en Inde, Afrique et autres.
De cette proposition est née, en partie, la micro-finance au Maroc. Avec deux autres femmes, nous avions présenté ce dossier aux banquiers marocains. Nous avions travaillé toute une année avec Bank Al Maghrib, le Ministère des finances et la Banque Populaire sur ce dossier qui est resté malheureusement sans suite puisque Women’s Wear Banking ne s’est pas installée dans notre pays. Toutefois, c’est sur cette base d’aide financière par le micro-crédit qu’ESPOD a été lancée en 1991. Son objet était de promouvoir l’entreprenariat féminin. D’ailleurs, en dénommant «Espace point de départ» notre association, on a voulu exprimer que l’on est toujours au départ de quelque chose et que l’on ne s’arrête jamais.
Et comment avez-vous pu aider au financement de l’entreprenariat des femmes ?
ESPOD a beaucoup bénéficié de l’appui d’importants institutionnels comme l’USAID qui a contribué aussi à créer des structures de microfinance comme Zakoura pour ne citer que cet exemple.
Puis, pour garantir ces crédits, la Banque Populaire a de son côté créé un fonds de garantie pour soutenir ces femmes qui s’endettaient pour investir essentiellement dans les services et l’artisanat. Ce dernier secteur est très important, il nourrit aujourd’hui plus de 7 millions de personnes. Il méritait d’autant d’être restructuré, on y a beaucoup travaillé pour l’amélioration des produits artisanaux et en faveur de son organisation.
Quels sont les résultats de votre action au sein d’ESPOD ?
ESPOD existe depuis 25 ans. Elle a aidé énormément de femmes à entreprendre et ainsi reconstitué le couple «femmes et entreprises», donnant une légitimité aux femmes entrepreneurs surtout celles de l’ombre qui travaillaient dans l’informel et qui depuis se sont organisées. Pour ce qui est de son bilan, il n’est pas seulement quantitatif. Pour appuyer cette affirmation je prends comme exemple la très belle rencontre que nous avons organisée en 2001 dans le sud du Maroc, pour partager sur la lutte contre la pauvreté. Car, il ne faut pas réduire les gens à leur pauvreté, il faut les encadrer pour révéler ce qu’ils ont en eux. Je dis toujours que nous sommes des quêteurs de trésor chez les femmes.
Pour ce faire, il faut aller auprès des gens sur le terrain, et donc on a choisi une région assez démunie de Taroudant, pour faire une conférence sur les chemins de l’alliance entre le féminin de l’Orient et de l’Occident.
Pouvez-vous nous en parler plus longuement, pour mettre en évidence l’entreprenariat social ?
L’événement s’organisait autour de «4 villages, 4 activités» pour tester les richesses des gens et jauger du « comment ils font pour s’en sortir». Et ce dans l’objectif de définir comment l’on peut améliorer leur quotidien avec des actions économiques et sociales concrètes.
La première portait sur les arganiers, on a été les premières à avoir lever le voile sur cette activité spécifiquement marocaine, qui est aujourd’hui considérée comme un patrimoine de l’humanité. Imaginons que si on avait réfléchi ainsi il y a des décennies sur l’importance de ce patrimoine où en serait-on aujourd’hui ? Certainement avec des usines, des entreprises, des commerces, des études alors même que sur les dix dernières années cette activité s’est beaucoup développée. Il fallait donc que les gens commencent à y croire pour s’y investir.
Cette journée a permis d’écouter les femmes des coopératives de l’arganier, elles ont parlé de leurs problèmes face à des entreprises privées venues de l’étranger qui connaissaient les effets d’antioxydant de cet arbre. Des choses dont on ne parlait pas encore à l’époque et on a tout appris sur cet arbre en un jour. Entre 2001 et 2007, le moussem de l’arganier a mobilisé les consciences autour de cet arbre mythique.
La seconde activité c’était «l’art culinaire, base de la métamorphose» ou comment ces femmes avec peu pouvaient faire un grand couscous et nourrir toute une famille élargie aux voisins. Tout cela pour démontrer les fondements d’une économie basés sur la création, l’innovation, les besoins des consommateurs.
Le troisième village avait comme activité particulière le tissage qui symbolise l’espérance. Le hammam, temple du corps, était le dernier thème du 4è village qui a donné lieu aux SPA d’aujourd’hui.
Toutes ces activités se sont beaucoup développées après avoir instillé l’idée du développement dans la tête des femmes. Cet événement incarnait la capitalisation de tous les effets de notre association qui a semé des idées d’une grande importance.
Entretien réalisé par
Afifa Dassouli
L’autre engagement de Fatouma Benabdenbi dans « Terre et Humanisme Maroc »
Fattouma Djerrari Benabdenbi, vous êtes depuis devenue Présidente de l’association « Terre et Humanisme Maroc », et vous avez fondé la Ferme Pédagogique de Dar Bouazza. (www.thm.ma)
En effet, en marge de la rencontre des Chemins de l’Alliance, un intervenant français de grande envergure, philosophe, écrivain, spécialiste de l’agriculture agro-écologique, fondateur du mouvement Colibris, Pierre Rabhi a répondu à notre invitation pour nous parler de son engagement dans la cause environnementale. Il parlait déjà de la désertification du Maroc, surtout dans le Sud et plus particulièrement la région d’Agadir alors qu’en 2001, il n’y avait aucune sensibilité pour ce type de préoccupation. La phrase de Pierre Rabhi, « votre pays est en voie de désertification », m’avait bouleversée.
J’ai commencé par créer en 2004, une ferme pédagogique, en autofinancement, à Dar Bouazza, et contribué à concrétiser Terre et Humanisme Maroc en 2005 avec Pierre Rabhi et d’autres cofondateurs.
Nous avons entamé la grande marche vers la conversion des paysans à l’agro-écologie.
Pour qu’ils se réapproprient leurs terres, se réconcilient avec leur statut de paysans « médecins de la terre et du consommateur », en développant les potagers et les paniers avec des produits sains, respectueux de la santé de la terre et de la santé humaine.
Il faut savoir que l’agriculture est une des activités qui consomment le plus d’eau et use les sols. Les produits chimiques polluent les nappes phréatiques et les sols, à terme. Les agriculteurs et paysans quittent la campagne pour les villes à la recherche de travail, exode rural, chômage, insécurité, etc.
C’est là votre nouvel axe de militantisme aujourd’hui ?
En effet, je me suis convertie en éco-agricultrice, je produis des légumes bio, issus de potagers.
Je reprends dans le cadre de « Terre et Humanisme Maroc », mon bâton de pèlerin pour participer à la formation à l’agro-écologie de tout un réseau de paysans, d’animateurs, de porteurs de projets, de femmes semencières et pépiniéristes qui non seulement comprennent le lien entre l’économie et l’écologie, mais en sont l’incarnation vivante. Comment protéger les ressources naturelles et de ce fait l’humain en lui proposant une nourriture saine par la vente de paniers bio.
Pierre Rabhi nous a aidés à financer des formations et à développer nos trois sites aujourd’hui que sont Dar Bouazza (Province Nouacer), Ida Ougamad (Province de Taroudant), Kermet Bensalem (Province de Moulay Driss Zerhoun).
La mission principale de Terre Humanisme Maroc étant la formation en agro-écologie, nous avons à notre actif :
– 3 promotions d’animateurs financés par des Français (THPesi) et des Marocains (la fondation du Crédit Agricole),
– 4 promotions de porteurs de projets ;
– des centaines de paysans à travers le Maroc, une centaine de femmes dans le rural, semencières et pépiniéristes…
– et depuis 2015, Terre et Humanisme Maroc dispose de sa ferme pédagogique en zone aride, CIPA Pierre Rabhi, entre Marrakech et BenGrir ; une oasis au milieu de nulle part. Un modèle inspirant à reproduire dans le cadre de partenariat avec nos institutions ; en Afrique subsaharienne… Un lieu magique à visiter.
Comment vous résumez votre engagement actuel ?
L’agro-écologie est plus qu’une technique agricole, c’est une philosophie de vie, qui réconcilie l’humain avec la nature. Crée du lien social pour un vivre ensemble ; revalorise le statut de paysanne /paysan ; génère des revenus ; respecte la santé humaine et la santé des sols ; réhabilite les savoirs faire paysans…
Sécurité salubrité et souveraineté alimentaires en sont nos objectifs principaux. Relever le défi de la sécurité alimentaire (sécurité tout court) passe par la réhabilitation des sols, grosse problématique, au Maroc et en Afrique.
L’agro-écologie permet aux paysannes/paysans de devenir acteurs de leur développement et les réconcilie avec le monde rural, seule promesse d’assurer la relève.
Si « la beauté peut sauver le monde », et bien l’agro-écologie en est une expression qui concilie beauté et utilité.